« Queering the Map » ou comment repenser le territoire quand on est invisibilisé.e.s
« Queering the map », c'est une carte interactive permettant à tous et toutes d'inscrire un moment important de sa vie qui, de minoritaire, rejoint une histoire collective. Une initiative qui s'inscrit dans une tradition des cartes sensibles, permettant aux groupes minorisés et invisibilisés d'exister dans des mediums inventés par eux.
Sortir du placard est un processus personnel. Ou pas ? Dans des territoires conçus par et pour les dominant.e.s, de nombreuses initiatives locales tentent de se réapproprier une visibilité, ou de réécrire l'histoire. Aux États-Unis, par exemple, après le mouvement Black Lives Matter, le collectif Take'em Down a travaillé à déboulonner les statues des esclavagistes et des confédérés, dans les états du vieux Sud. En France, l'association Osez le féminisme a lancé en 2015 l'opération #fémicité, afin de rappeler que les femmes sont sous-représentées dans les noms de rues, de stations de métro. Sous représentées dans l'histoire en général, et dans le territoire par contamination. Le bureau d'étude Genre et Ville travaille quant à lui sur les dimensions genrées des villes, afin que les personnes non prises en compte par les projets urbains (les femmes, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap...), puissent elles-mêmes cibler des transformations nécessaires à leur inclusion dans les espaces publics.
« La cartographie est loin d'être un média neutre »
De même, les collectifs La Chapelle Debout, Collectif Austerlitz & Paris D’exil ont récemment mis en commun leurs travaux de recherche pour travailler à une carte du Paris telle que vue et vécue par les personnes migrantes (à lire dans le numéro 4 de Terrain Vague). Les cartes sensibles sont une façon de sortir de la tradition des géographies dominantes, qui éliminent les vécus et les parcours particuliers au profit d'une vision statistique, froide et officielle. « Je pense que ce n'est pas nouveau, mais très actuel de cartographier le politique, mais que c'est d'autant plus intéressant quand cela vient avec le questionnement de l'essence même de la cartographie, ses racines impériales et coloniales. Par exemple, ce que fait le collectif Visualizing Palestine est très intéressant : il a exhumé des cartes datant des mandats britanniques, donc des cartes dominantes, mais il a montré qu'elles peuvent subvertir les effets coloniaux car on voit sur ces cartes les nombreux villages palestiniens qui ont été détruits et re-détruits après la création de l'état d'Israël. Quand on comprend que ce que cette carte montre, c'est paradoxalement les disparitions des villages, c'est fort ! La cartographie est loin d'être un média neutre », analyse Léopold Lambert, rédacteur en chef du magazine anglophone The Funambulist, un bimestriel qui questionne l'articulation entre l'espace et les corps.
« La cartographie détermine les frontières légitimes, les implantations urbaines légales et planifiées, elle invisibilise les indésirables »
Cécile Diguet, urbaniste et militante lesbienne et féministe, abonde dans son sens : « la cartographie, c'est un peu comme l'histoire, c'est toujours celle des vainqueurs. Les cartes ont d'ailleurs servi d'abord pour les guerres, certains.es diraient l'exploration, l'aventure sur de belles caravelles, mais l'objectif était avant tout la conquête, l'exploitation des ressources et la colonisation, et ces expéditions étaient en général financées par les royautés en place. Faire des cartes c'est donc s'approprier un territoire, le circonscrire, et décider de ce qui y importe. La cartographie détermine les frontières légitimes, les implantations urbaines légales et planifiées, elle invisibilise les indésirables mais aussi les infrastructures volontairement cachées : bases militaires, data centers d'État ou encore décharges toxiques. On ne voit pas les bidonvilles et autres "habitats spontanés" des bords du périphérique ou de la petite ceinture sur les cartes de la ville de Paris, car cartographier c'est aussi accepter, reconnaitre, consolider. Cartographier c'est adresser au sens de donner une adresse, mais finalement c'est aussi adresser le sujet. On cartographie donc peu les Roms, les SDF, les pauvres, les réfugiés mais aussi les pratiques sociales queers (...) Queering the map en est un exemple très intéressant, un projet qui permet finalement aux personnes queers de pouvoir se raconter spatialement et ainsi se réapproprier leur ville (...) La cartographie est donc aussi un outil de conquêtes sociales et spatiales pour les minorités politiques. »
Lucas Larochelle a 22 ans, et en tant que personne non binaire, se définit avec le pronom they. They vit à Montréal, qu’il nomme avec une justesse historique Tiotia:ke (le mot utilisé par la tribu native Kanien’kehá:ka). Lucas étudie les théories queer et aime les mettre en pratique, avec le design comme medium. En 2017, dans le cadre de son travail de recherche, they a créé le projet interactif Queering the map, une carte interactive permettant à tout un.e chacun.e d'inscrire sur une carte (type googlemap) un moment important de sa vie qui, de minoritaire, rejoint une histoire collective. Des lieux où les gens se sont aimé.e.s, se sont découvert.e.s, mais aussi (et c’est plus rare) des lieux où ils et elles ont été insulté.e.s. Après Montréal, Lucas La Rochelle a vite remis son projet dans les mains du monde. Sa carte s’est enrichie en quelques mois de milliers d’entrées (plus de 5 000), au milieu des océans et des déserts, des villes et des patelins.
Komitid : Comment avez-vous eu l’idée de créer Queering The Map ?
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