« Quién te cantará », la relation trouble entre une fan et son idole
Troisième long métrage de l'espagnol Carlos Vermut, « Quién te cantará » joue sur les relations ambiguës d'une fan et de son idole. Une rencontre troublante, étonnante et au style affirmé qui évoque le meilleur de De Palma ou d'Almodóvar.
Après le succès de La Niña de fuego, thriller social sur fond de passion pour la bande dessinée, son autre métier, Carlos Vermut avait envie de proposer, avec à la fois un film de fantômes et d’aborder le statut hors-du-commun qui est celui d’une star de la chanson. Avec Quién te cantará, il parvient à mixer les deux !
L’interprète de la diva pop imaginaire du film, Lila Cassen, est également une grande star de la chanson en Espagne, Najwa Nimri, et le film joue avec son image et son statut, ce qui échappera sans doute au public français non averti. Malgré tout, on y croit. Nimri qui a également une belle carrière de comédienne (vue notamment dans Ouvre les yeux et Lucia et le sexe), incarne cette “Mylène-Madonna-Piaf”, avec la morgue, le détachement et le masque du perfectionnisme afférents aux pop stars telles qu’on les imagine.
Quand le film s’ouvre, Lila, suite à un accident, a tout oublié. Alors qu’elle devait s’apprêter à faire son retour triomphal sur scène, elle est frappée d’une amnésie totale. Intérêt financier oblige, sa mystérieuse assistante Blanca tente de la remettre dans les rails. Violeta, mère célibataire qui imite la star dans un bar-karaoké est recrutée pour apprendre à la star à redevenir elle-même et à renouer avec la chanson. Sur ce canevas, jeu de miroirs mouvant, Vermut tisse une œuvre radicale et labyrinthique.
Jeux de doubles
Les deux femmes vont s’apprivoiser, se confier et, petit à petit, de façon presque indicible, finir par se ressembler pour ne faire qu’une. Fable métaphorique sur la perte d’identité, l’adoration/admiration, l’abnégation, les affres de la célébrité et la légitimité de l’artiste, Quién te cantará est captivant à plus d’un titre. Le traitement d’une relation entre deux femmes sans enjeu masculin à l’horizon, assez rare pour être signalé, placerait le film tout en haut d’une échelle du fameux test de Bechdel. Pour le réalisateur Carlos Vermut, c’est au spectateur de se faire son avis sur la nature de la relation entre les deux femmes, « pour certains il y a une composante de l’ordre du désir, pour d’autres non. Moi je pense clairement qu’il y a de l’amour entre les personnages de Lila et de Violeta, c’est l’amour qui existe entre une fan et son idole. Les fans ont besoin de leurs idoles mais les idoles ont bien sûr également besoin de leurs fans. Il y a ce sentiment de dépendance qui existe comme dans une relation amoureuse ».
Jeux de doubles, d’observation réciproque et de miroirs déformants, univers à la géométrie stylisée…
La mise en scène est d’une précision clinique, qu’elle se concentre sur l’univers moderne, froid et secret de la villa de la star ou sur l’appartement middle class et le bar-cabaret coloré de Violeta. Les gris bleutés, le noir et le rouge prennent alternativement le pouvoir selon les scènes et les univers et agissent comme une espèce de cocon étrange et envoûtant. Le ton aussi se met au diapason des personnages : du quotidien difficile de Violeta avec sa fille adolescente ingérable et d’une violence inouïe à la vie fantomatique de Lila qui semble être prisonnière d’un monde aux frontières du rêve (ou du cauchemar) et de la réalité. Jeux de doubles, d’observation réciproque et de miroirs déformants, univers à la géométrie stylisée, on pense à la fois au Locataire ou à Répulsion de Roman Polanski, à Body Double de Brian de Palma ou aux films de Pedro Almodóvar tels que Parle avec elle et La Piel que habito.
Cinéphilie curieuse et exigente
De son côté, le réalisateur fait également référence en interview à des réalisateurs comme John Cassavetes, Ingmar Bergman, Douglas Sirk ou encore Jean-Claude Brisseau mais également, ajoute-t-il, “[à] la compassion formelle des peintures de Hopper, les atmosphères et les compositions de plans d’Antonioni, l’utilisation du mystère par Hitchcock ou Shyamalan ». Et cite comme source d’inspiration majeure un film japonais de 1964, La Femme des Sables, de Hiroshi Teshigahara, qui raconte l’histoire d’un homme et d’une femme condamnés par leur isolement à vivre une histoire d’amour : « J’aime le travail sur les espaces, dans le film de Teshigahara les espaces sont des personnages à part entière que la musique enveloppe ». Et Quién te cantará se situe bien dans cette idée d’un monde de faux-semblants qui plane sur les lieux et travaille sur un sentiment d’irréalité. Si on peut regretter une fin un peu longue et grandiloquente, il faut reconnaître à Carlos Vermut une réelle maîtrise narrative et esthétique. Sa cinéphilie curieuse et exigeante n’y est sans doute pas étrangère.
Propos du réalisateur recueillis par l’auteur
Quién te cantará
Réalisation : Carlos Vermut
Drame – Espagne/France – 2h02
Distribution : Najwa Nimri, Eva Llorach, Carme Elias
En salles le 24 octobre
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