Cannes 2023 : interview long-format avec Franck Finance-Madureira, créateur de la Queer Palm
Cannes déroule son tapis rouge mardi 16 mai et Komitid a rencontré Franck Finance-Madureira pour parler de la Queer Palm, le prix LGBT décerné lors du plus grand festival de cinéma au monde.
Ça y est, le plus grand rendez-vous cinéma de l’année revient ! Mardi 16 mai, le Festival de Cannes déroule le tapis rouge que fouleront les plus grandes stars de la planète. De Julianne Moore à Robert De Niro en passant par Virginie Efira et Song Kang-Ho, la ville s’apprête à accueillir celles et ceux qui font le cinéma international. En parallèle des sélections officielles comme la Compétition ou Un Certain Regard, la Queer Palm – qui récompense le meilleur film queer du festival – fait son retour pour une 13ème édition.
Au programme du cru 2023, dix longs-métrages, sept courts et une série concourent : les nouveaux films de cinéastes renommés comme Justine Triet, Pedro Almodovar, Catherine Corsini, Bertrand Mandico, Monia Chokri ou encore Katell Quillévéré font donc face à des premiers films chinois, brésiliens et britanniques. Cette année, c’est un jury d’exception qui a la lourde tâche de départager ces films. Il est présidé par nul autre que John Cameron Mitchell, réalisateur entre autres de Shortbus et Hedwig and the Angry Inch.
Pour l’occasion, Komitid s’est entretenu avec le journaliste Franck Finance-Madureira, créateur de la Queer Palm, pour discuter de cette nouvelle édition prometteuse et de l’état actuel du cinéma queer.
En 2022 et 2019 il y avait 16 films dans votre sélection, en 2021 17. Cette année, on retombe à une sélection ne comprenant que 11 œuvres, dont une série. Comment expliquez-vous ce Cannes “moins queer” ?
En effet cette année il y a un petit coup de mou. Je pense que là, on paye surtout l’effet Covid. Il y a beaucoup de projets qui, il y a deux-trois ans, ont eu un petit coup d’arrêt avec la pandémie et les différents confinements. Et en général, on sait que les projets de films LGBTQ+ sont les projets les plus fragiles, qui vont mettre plus de temps à se remettre sur les rails.
Komitid : La Queer Palm a 13 ans cette année, pouvez-vous nous dire ce qui vous avait donné envie de créer une telle récompense à Cannes ?
Franck Finance-Madureira : Tout est basé sur ce qui existe déjà à Berlin avec le Teddy Award qui a été créé en 1987. C’était donc déjà très très ancien, ils avaient beaucoup d’avance. Ce sont des choses qui ont mûri dans mon esprit jusqu’en 2006, où il y a eu la séance de Shortbus de John Cameron Mitchell à Cannes. C’était une séance minuit, en hors compétition. Et quand j’ai vu ce film je me suis dit que c’était dingue qu’un film comme ça ne puisse pas être récompensé d’une façon ou d’une autre à Cannes ! Puis un jour, en buvant un verre avec Olivier Ducastel et Jacques Martineau, le duo de réalisateurs (Jeanne et le garçon formidable, ndlr), je leur disais que c’était quand même dingue qu’à Cannes, le plus grand festival du monde, il n’y ait pas une espèce de mise en valeur particulière de ces films-là, qui sont très souvent peu visibles et moins traités. Ils m’ont dit que je n’avais qu’à le faire et j’ai un peu accepté le défi de cette manière (rires). Trois mois plus tard on faisait la première édition de la Queer Palm ! Puis le concept a vite pris, les gens ont compris l’intérêt du prix, ça faisait quelque chose de plus à traiter pour la presse donc ils se sont vite attachés. Au bout de 13 ans je pense qu’on a fait nos preuves.
Est-ce qu’en 13 ans, vous vous souvenez de moments particulièrement forts ?
À vrai dire tout m’a marqué. Si je devais choisir un moment ce serait la première édition. J’étais très content qu’on donne la première Queer Palm à Kaboom Gregg Araki. Parce que c’était déjà un film dans lequel la sexualité n’était pas un sujet. Je pense qu’Araki est un de ceux qui a été très précurseur sur cette façon-là de traiter la sexualité sans en faire un enjeu. Donc ça me plaisait que le premier film qu’on récompense donne un peu la couleur de ce que le prix allait être, que ce soit un film d’une espèce de sexualité fluide, débridée, où personne ne coche de cases. Je trouvais ça vraiment chouette que ce film-là inaugure la suite des prix. Et puis j’ai eu beaucoup d’autres grands moments. Quand Bruce LaBruce était président du jury et qu’il a mixé un soir dans le club, ça a été un moment assez fou… On a eu plein de président·es du jury très engagé·es. Julie Gayet a été exceptionnelle, Nicolas Maury a été très présent. Et Catherine Corsini aussi. Et puis cette année, d’avoir John Cameron Mitchell, qui m’a insufflé l’envie de faire ce prix avec ShortBus c’est aussi boucler la boucle. Passer 12 jours dans un jury de cinq personnes, c’est quelque chose de très motivant. Il y a quand même une certaine émulation qui se crée.
Comment choisissez-vous vos jurys ?
Pour la première Queer Palm j’avais surtout conçu un jury avec des gens dont je savais qu’ils seraient à Cannes. Donc des journalistes, des programmateurs et programmatrices de festivals LGBT… Je considère qu’un prix vaut beaucoup par le jury qui le choisit. Tout au long des éditions on a réussi à faire des jurys assez chouettes, avec l’idée de toujours représenter plusieurs territoires, plusieurs métiers du cinéma, que ce soit réellement varié. On ne veut surtout pas faire quelque chose de ghettoïsant. On a toujours eu des hétéros dans nos jurys, je ne m’intéresse pas trop à ce que les gens font dans leur lit. L’idée c’était vraiment de réunir des professionnels qui s’intéressaient au cinéma queer et avaient travaillé dans certains domaines, en essayant chaque année de mettre un profil de journaliste ou de programmateur.
Ce statut vous offre un certain regard à 360 degrés sur le cinéma queer international. Observez-vous des changements en 13 ans, pour que ce qui de la promotion et de la réception de ces films ?
Il y a eu des évolutions, c’est évident. La première année on n’avait que six films éligibles à la Queer Palm. Dès la deuxième année, on en a eu de plus en plus. La moyenne ces dernières années, c’était entre 15 et 20 films. Puis au niveau du traitement de ces films, ça bouge aussi beaucoup. J’ai l’impression qu’on est quand même passé dans une phase de normalisation, où le fait que les personnages soient LGBT+ n’est plus forcément un enjeu ni le thème du film. Le sujet maintenant, ce n’est plus le coming out, ce n’est plus “ma sexualité par rapport au monde”. Ce sont des personnages qui sont queer et qui évoluent dans des histoires qui peuvent être de tous ordres.
Dans la sélection de cette année, vous avez des attentes particulières ?
A titre personnel, j’aime beaucoup le cinéma brésilien. Donc j’attends beaucoup le film brésilien Levante, qui est à La Semaine de la Critique. On a dans notre compétition le nouveau film de celle qui était notre présidente du jury l’année dernière, Catherine Corsini. Forcément, moi j’avais tellement aimé La Fracture, je suis très excité par son nouveau projet. Qu’est-ce que je peux dire d’autre ? Le nouveau film de Bertrand Mandicot, qui est un cinéaste très particulier. Il est toujours capable de surprendre. Je pense qu’il faut s’attendre à quelque chose d’extrême, très original. Et puis plein de découvertes. J’entends beaucoup de choses. How to Have Sex, un film anglais à Un Certain Regard a l’air top. C’est un programme certes assez resserré, mais hyper excitant. Et puis on va quand même voir le nouveau film de Pedro Almodovar ! Même s’il fait 31 minutes, je pense que ça peut être très riche, surtout quand on connait la capacité d’Almodovar à mettre beaucoup de choses dans un film. Je pense qu’il y a plein de choses très excitantes à découvrir.
« La définition de queer, c’est tout ce qui sort de la norme, tout ce qui casse les codes de genre et tout ce qui remet en cause le patriarcat »
On retrouve parfois dans la sélection des films moins queers que d’autres. Comment décidez-vous de ce qui peut-être éligible ou non ?
C’est un prix trans-sélection, donc la sélection se fait parce qu’on a des relations très proches de tous les sélectionneurs des autres sections (Acid, Un Certain Regard…). Ce sont eux qui nous font la liste de ce qui leur semble intéressant à considérer, selon les thématiques, selon les personnages… Comme la façon dont on peut imaginer qu’un film est queer ou pas est ténue, je demande aux programmateurs d’être assez larges dans leur vision des choses. Quand j’ai créé la Queer Palm, le fait d’appeler ça Queer Palm et pas Palme LGBT+, c’est aussi déjà affirmer quelque chose. C’est-à-dire que pour moi, la définition de queer, c’est tout ce qui sort de la norme, tout ce qui casse les codes de genre et tout ce qui remet en cause le patriarcat. Ça veut dire que ça peut être bien sûr des thématiques ou des personnages LGBT, mais ça peut être aussi des films qui ont un propos féministe puissant, qui remettent en cause tous ces codes-là. Il ne faut pas qu’on soit limitatif. Ça permet aujourd’hui de voir beaucoup de films et puis effectivement, après d’en exclure quelques-uns, en se disant, comme le film d’Emmanuel Mouret l’an dernier, et comme peut-être un ou deux cette année, que même si tel personnage a un côté queer ou autre, ce n’est pas suffisant. Mais ça permet quand même d’avoir justement une vision la plus large possible de ce qui est proposé à Cannes. Quand tu fais venir cinq personnes du monde entier pour être 12 jours à Cannes, autant qu’ils voient le plus de films possible, ça nourrit les débats.
À Berlin, le prix LGBT+ du Teddy Awards, qui existe depuis 1987, est directement financé et donc soutenu par le Festival lui-même. Est-ce que vous aimeriez que Cannes fasse pareil et vous reconnaisse davantage ?
On adorerait être officialisé ! Mais, en même temps on est financé notamment par le ministère de la Culture, par le CNC, par la Dilcrah. Je pense qu’en termes d’institutionnalisation, c’est déjà pas mal. Il n’y a que le Festival qui ne nous reconnaît pas. On mène notre petit bonhomme de chemin, et je pense qu’on le fait bien. La Queer Palm est quand même devenu l’événement LGBT français le plus médiatisé du monde, ainsi que le prix LGBT le plus médiatisé à l’international. Donc on est plutôt content de la forme que ça prend. Je suis aussi très heureux que depuis 2002, on récompense des courts-métrages parce que c’est aussi mettre le doigt sur de nouveaux talents. On a aussi des projets de création, ce qu’on a appelé le Queer Palm Lab.
« Je pense que, de mon vivant, je ne verrai pas ce moment où il n’y aura plus besoin de mettre une diversité en avant »
Justement ce Queer Palm Lab, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
En fait c’était les 10 ans de la Queer Palm l’année où il n’y a pas eu Cannes à cause du Covid. Et c’est un moment qui nous a permis de réfléchir peut-être à une phase 2 de la Queer Palm. Se dire que c’est bien de créer un prix, d’amener de la visibilité sur ces film à Cannes, de faire un gros événement cannois, mais qu’on peut faire encore plus. En 10 ans à l’époque, et maintenant en 13 ans, la Queer Palm est vraiment une marque connue, notamment des jeunes cinéphiles et des jeunes aspirants cinéastes queers dans le monde entier. On reçoit énormément de messages de futurs cinéastes qui viennent à Cannes. Et beaucoup ont besoin de conseils et d’aide, ou ne savent pas trop comment s’y prendre. On sait que les profils de jeunes réals queers sont moins susceptibles d’être dans les rails des écoles de cinéma. Il y a des pays où c’est très compliqué. La réflexion qui a été menée, c’est de se demander où peut-on être utile, où peut-on utiliser cette marque et qu’est-ce qu’on peut en faire de concret. Ça nous a amené à la création ce qu’on va appeler le Queer Palm Lab. Il va s’agir de lancer un appel à projet international sur les projets de premiers longs-métrages en écriture en fin d’année. On va monter un comité de lecture pour choisir ces projets-là. Les cinq qu’on choisira, qui seront annoncés à Cannes dans un an, seront accompagnés. On va leur créer une espèce de mentorat sur mesure. On va pouvoir communiquer avec eux de façon régulière toute l’année et mettre en place une résidence où ils seront reçus, où ils recevront des grands noms du cinéma qui vont leur apporter plein de choses pendant 10-15 jours. Et à la fin de leur année, on compte les faire venir à Cannes pour leur permettre de pitcher leurs projets. Ça devrait commencer en fin d’année pour la première promotion en 2024, qui sera parrainée par Lukas Dhont ! On est toujours en train de chercher le financement pour boucler ce budget-là. Sachant qu’on a déjà le soutien du ministère de la Culture sur ce projet. En étant optimiste, ça veut dire que, cinq ans après le début, on aura 25 films estampillés Queer Palm qui circuleront dans tous les festivals du monde !
Étant donné que la Queer Palm a pour but de visibiliser les films LGBTQ+, est-ce un prix destiné à disparaître, si dans un futur idéal ces films sont traités de la même façon que les autres ?
Quand j’étais chez Act Up-Paris, on passait notre temps à dire qu’on serait content le jour où avec l’association n’aurait plus besoin d’exister. C’est un peu la même chose avec la Queer Palm oui, mais c’est très illusoire quand même. Je pense que, de mon vivant, je ne verrai pas ce moment où il n’y aura plus besoin de mettre une diversité en avant. Pour l’instant, c’est encore très nécessaire. Tout ce qui concourt à mettre la diversité, les profils et histoires moins visibles en avant est toujours d’actualité, malheureusement.
Est-ce qu’il y a un film récent qui n’était pas à Cannes mais à qui vous auriez volontiers remis une Queer Palm ?
Je suis très sensible au cinéma de Christophe Honoré. On a eu la chance, une année, d’avoir Plaire, aimer et courir vite en Compétition Officielle. Le Lycéen est pour moi un film d’une force incroyable. Si j’avais dû donner une Queer Palm hors-Cannes cette année, je l’aurais sans doute donné à ce film-là.
« Adèle Haenel démontre qu’elle a une forme d’intégrité que je ne peux que respecter »
Adèle Haenel a annoncé l’arrêt de sa carrière dans le cinéma la semaine dernière. Elle est une des figures françaises queer les plus connues et joue dans « Portrait de la jeune fille en feu », la Queer Palm 2019. Qu’en pensez-vous ?
J’aime énormément Adèle Haenel. Je trouve qu’elle est très courageuse parce qu’on sait très bien à quel point ce milieu est interdépendant, à quel point c’est difficile d’exprimer des paroles qui sortent un peu du lot et qui vous placent seul·e contre tous. C’est très compliqué de se distinguer parce qu’on peut être être très vite pointé du doigt. Et elle était déjà très courageuse quand elle a parlé des abus qu’elle avait subis. C’était déjà une démarche extrêmement courageuse qui a malheureusement été assez peu suivie dans le monde du cinéma. Et une fois de plus, elle démontre qu’elle a une forme d’intégrité que je ne peux à la fois que respecter et que regretter parce qu’elle apporte quelque chose d’important dans le paysage du cinéma, notamment par ses choix, par son talent. Je crois qu’elle va continuer le théâtre, tant mieux, on la verra au moins au théâtre.
Liste des films en compétition pour la Queer Palm
Longs-métrages :
- Anatomie d’une chute de Justine Triet
- How to Have Sex de Molly Manning
- Xiao Bai Chuan de Zihan Geng
- Conann de Bertrand Mandico
- Le Retour de Catherine Corsini
- Levante de Lillah Halla
- Le Temps d’aimer de Katell Quillevéré
- Un Prince de Pierre Creton
- Rosalie de Stéphanie di Giusto
- The Idol de Sam Levinson
- Simple comme Sylvain de Monia Chokri
Compétition courts-métrages :
- 27 de Flóra Anna Buda
- Strange Way of Life de Pedro Almodóvar
- Mast-Del de Maryam Tafakory
- Bolero de Nans Laborde-Jourdaa
- J’ai vu le visage du diable de Julia Kowalski
- Stranger de Jehnny Beth & Iris Chassaigne
- Daroone Poust de Shafagh Abosaba & Maryam Mahdiye
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