Claudia Varejão, réalisatrice de « Loup & Chien » : « Au Portugal il y a eu une adhésion massive pour le film »

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Komitid s'est entretenu avec Claudia Varejão, la réalisatrice du film queer portugais « Loup & Chien », sur ses motivations et son jeune casting plein de vie.

Photo de Claudia Varejao
Photo de Claudia Varejao

Sur la splendide île de São Miguel, aux Açores au Portugal, Ana passe d’une vie à une autre, entre une famille de sang, religieuse et traditionnelle, et une famille de cœur, constituée d’autres adolescents queer locaux.

Son désir de liberté se conjugue aux aléas de la vie, entre amours naissants, désillusions inévitables et confrontations musclées. Dans ce beau film, première fiction de la réalisatrice Claudia Varejão, les images magnifiques du littoral portugais épousent avec grâce et simplicité les états d’âmes d’une jeunesse en marge, qui crée ses propres codes au détriment de ceux qu’on veut lui imposer. Récompensé à Venise du prix de la meilleure réalisation par le jury de la Giornate Degli Autori, présidé par personne d’autre que Céline Sciamma, Loup & Chien est une œuvre singulière, entre poème et documentaire, qui traite sans complaisance des écarts entre les générations.

Komitid a pu s’entretenir avec sa réalisatrice, qui nous a parlé avec passion de ses intentions, de son tournage fort en émotions, et de la carrière du film depuis.

Komitid : Avant de faire « Loup & Chien », vous avez réalisé plusieurs documentaires. Pourquoi ce passage à la fiction ?

Claudia Varejão : Je n’arrive vraiment pas à séparer la réalité de la fiction, et je voulais parler ici de la réalité de cette île. Si j’avais opté pour un récit uniquement documentaire je pense qu’on aurait surtout vu de la douleur et de l’oppression mais je voulais surtout parler de liberté. Parler d’une autre part de la communauté queer qui n’est pas que oppressée. L’idée c’était surtout de faire le film que j’aurais aimé voir plus jeune.

Et quelle est votre vision justement du paysage cinématographique actuel en terme de coming-of-age queer ?

Le constat que je fais c’est que le cinéma queer actuel est encore beaucoup fait par des générations plus âgées, qui parlent comme je l’ai dit beaucoup de tristesse, de douleur et d’oppression. Moi je voulais parler du cinéma à venir, du haut de ma quarantaine d’années. On parle beaucoup de confrontation mais je sais que les générations futures vont parler de choses différentes, avoir un autre point de vue sur tout ça. C’est important de leur en donner la possibilité.

« Pour les acteurs, c’était une opportunité assez unique de pouvoir réellement parler d’eux »

Qu’est ce qui vous a donné l’impulsion de ce film ?

Quand je suis arrivée sur l’île je n’avais pas du tout l’intention de faire un film. Tout au début du séjour, j’ai vu des pêcheurs très masculins, tatoués et musculeux, et au loin un groupe de jeunes filles trans qui s’approchaient d’eux. Un peu automatiquement je me suis dit que ça allait sûrement mal tourné. Et finalement à ma grande surprise ils se sont embrassés, il y a eu des échanges, je me suis rendu compte que c’était sûrement des amies voire leurs filles ! Ça a éveillé ma curiosité et c’est là que je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse un film. J’avais un fort désir de réalité à partir de cet évènement. Je suis revenu régulièrement sur l’île, j’ai discuté avec ces jeunes et on a établi un scénario collectif. Puis tout s’est mis en route.

C’était évident pour vous de prendre les habitants de l’île pour jouer les personnages ?

Je me suis rapidement demandé qui allait jouer dans ce film et oui, c’est devenue une évidence. J’ai vite compris que le mieux c’était que ce soit eux, les jeunes qui habitent l’île, qui s’y collent et parlent de leur réalité à travers la fiction. Il y a eu un casting où j’ai fait appel à toute cette communauté queer locale. J’ai vraiment construit le film avec eux, ils ont avancé à mes côtés tout du long. Pour eux c’était une opportunité assez unique de pouvoir réellement parler d’eux-mêmes. Même s’ils s’assument, chez eux ils vivent quand même un peu cachés, il ne sont pas pleinement eux-mêmes. Donc là, à travers ce film, ils ont pu goûter à une forme d’expression toute nouvelle et se laisser totalement aller.

Ça a dû être un tournage très intense, pour eux comme pour vous…

Une fois que la distribution a été établie, il y a eu deux moments très forts. Le premier c’est que je me suis aperçue qu’il y avait beaucoup de douleur tout de même, on parlait beaucoup d’agressions physiques, de viols, de harcèlements au sein de l’école, et j’ai donc fait en sorte qu’une association LGBT vienne sur place. Pour les conseiller, les assister et les appuyer tout du long du tournage. Je me suis aussi fait accompagnée de deux psychologues. Dans le processus de préparation du film, qui a duré trois mois, j’ai établi avec ces psychologues des jeux de rôles de psychodrames et de sociodrames pour que les acteurs puissent parler de leur propre expérience de vie. Je voulais créer un réel échange entre les deux générations qui composaient le casting, une compréhension. On écoutait les histoires de chacun, on se les accaparait pour les ré-interpréter et mieux les comprendre. C’était très enrichissant pour tout le monde. À nouveau la réalité rencontrait la fiction.

Ensuite Ruben, qui est l’acteur principal jouant le rôle de Luis, m’a appelé à la fin de la première semaine pour me dire qu’il ne voulait plus le faire. J’étais totalement perdue ! Il me disait qu’il se sentait mal à l’aise. J’essayais de le convaincre en lui disant que ce serait une expérience chouette et unique. Et là, il m’a dit : « Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus si je suis Ruben ou Luis ». On a beaucoup discuté et il a compris que son personnage pouvait beaucoup lui apporter, que c’était normal en tant que non-acteur de ressentir ça. Et à la fin du film, avec l’argent qu’il a touché, Ruben est parti au Canada ! C’est un petit peu la continuation du film et de mon rapport au réel, au documentaire.

« Mes propres saints c’était ces adolescents, des saints queer, des divinités que j’ai fait monter sur cet autel pour que le public les voit »

Justement ce qui est le plus surprenant dans cette île c’est la cohabitation plus ou moins paisible entre ces deux communautés, l’une religieuse et l’autre queer, qui obéissent toutes deux à leurs propres coutumes…

En effet ça m’a beaucoup étonné aussi. Sur cette île, tout est très polarisé, il y a cette génération très conservatrice et religieuse, alors que les jeunes sont bien plus connectés au monde et concernés par la diversité. Il y a donc bien sûr une petite confrontation entre les deux, mais il y a aussi une intégration. Car dans un monde plus populaire, plus pauvre, l’entraide prône. Et notamment bien sûr avec les mères, qui aiment inconditionnellement leurs enfants et les poussent à s’envoler.

Il y a aussi une envie d’immortaliser les corps queer, de leur donner une place toute particulière, notamment avec une très belle séquence où chaque jeune, un par un et en silence, se place devant la caméra…

Oui tout à fait. Cette scène vient du fait qu’en travaillant sur cette île très religieuse, j’ai eu envie de m’approprier tout ça et de parler de mes propres saints. C’était ces adolescents, des saints queer, des divinités que j’ai fait monter sur cet autel pour que le public les voit. À travers cette image, quand on regarde attentivement, je voulais qu’on les voit différemment, qu’on se concentre vraiment sur eux. Et sur ces images, il y a la musique de Klaus Nomi qui se joue. C’était aussi une façon de rendre hommage à cette icône gay des années 80 mort du sida.

Vous avez choisi de ne pas filmer dans un format traditionnel. Pourquoi ce choix ?

En fait on a fait le film de manière assez classique à deux choses prêt. On a filmé de manière chronologique, ce qui a beaucoup aidé les acteurs, qui n’en sont donc pas. Et on a filmé en format 4/3, qui est plutôt carré, pour donner une idée d’enfermement dans l’île, mais surtout pour être plus proche des gens, de l’autre. Queer, dans sa traduction allemande,  ça signifie oblique, hors du centre, c’est l’étranger, et avec ce format j’avais l’impression qu’on allait vers l’étranger, et non l’inverse.

Le film a été sélectionné au dernier festival de Venise, où vous avez reçu des mains de Céline Sciamma le prix de la meilleure réalisation. Comment l’avez-vous vécu ?

C’était super, je connaissais Céline à travers ses films merveilleux, comme Tomboy et Portrait de la jeune fille en feu. Mais pour moi le jeu des prix est un jeu un peu pervers, le cinéma est un milieu très compétitif et je ne veux pas prendre ça trop au sérieux. Pour moi le plus important c’est de montrer ce film. À Venise j’ai pu emmener toute la distribution avec moi, tous ces jeunes, et ça c’était génial. Voir le public à la fin, debout, en train de les applaudir. Bien sûr le prix fait plaisir mais la vraie récompense c’était ça.

Qu’est-ce que vous retenez des nombreuses présentations du film un peu partout dans le monde ?

On a fait plusieurs dizaines de festivals avant et après Venise, et c’est toujours super. En général c’est moi ou Ana Cabral (l’actrice principale, ndlr) qui y vont. Je suis surtout ravie de voir qu’au Portugal il y a eu une adhésion massive pour le film. C’était le plus important. Au Portugal, comme partout je pense, les jeunes vont peu au cinéma, ils regardent surtout des films sur les plateformes. Mais là, ils y sont allés, le film leur a parlé et ça m’a beaucoup touché. Maintenant le voir sortir aujourd’hui en France, bientôt en Espagne, c’est merveilleux, et j’espère qu’il se passera la même chose qu’au Portugal.