« Babylon », de Damien Chazelle, une fresque monumentale et crépusculaire sur l'usine à rêves
« Babylon », de Damien Chazelle, est une fresque débridée sur l'envers du décor du Hollywood sans limite des premières années de l'usine à rêves. Quand tout, même le pire, semblait permis. Sa démesure même en fait un film à voir absolument.
La plus grande salle de cinéma au monde, inauguré en 1932, le Grand Rex était l’écrin idéal pour l’avant-première française, le 14 janvier, de Babylon, le nouveau film de Damien Chazelle, en présence de l’équipe du film.
Une fresque bigger than life sur les premières décennies de Hollywood, quand les grands espaces et le soleil en toutes saisons ont attiré toute une armée de conquérants et de conquérantes dans ce nouveau monde créatif, le cinéma.
Damien Chazelle situe son intrigue à un tournant pour l’industrie du divertissement : celui du parlant (premier film en 1928), qui va réorganiser complètement cet univers. Un contre modèle du tonique et joyeux Chantons sous la pluie, la comédie musicale culte de Stanley Donen et Gene Kelly, sortie en 1952.
Babylon fait le portrait de quatre loosers magnifiques – une actrice explosive (Margott Robie), un acteur alcoolique et assez désabusé (Brad Pitt), un musicien de jazz noir (Jovan Adepo) et un producteur latino en devenir (Diego Calva), épris de liberté et d’expériences en tout genre mais que l’usine à rêves va finir par broyer. Le rythme est époustouflant et la magnifique BO du film, composée par Justin Hurwitz (de tous les films de Chazelle) y contribue.
La démesure du film de Damien Chazelle et la façon qu’a ce dernier de dilater jusqu’à plus soif les scènes de partouze et de fêtes folles tiennent du Fellini. Pourtant, ce qu’on a aimé aussi, ce sont les ruptures de ton et de rythme, les scènes parfois burlesques, comme lors du tournage d’un premier film parlant avec tous les aléas que cela comportait à l’époque, les moments plus intimistes. Et jusqu’aux scènes cauchemardesques, presque gore, dans les bas fonds d’un Los Angeles gangréné par la pègre.
Il y a dans Babylon des emprunts directs à plusieurs films ou des faits divers de l’époque. La scène durant laquelle le personnage de Lady Fay Zu (interprété par Li Jun Li), qui est lesbienne, se présente en costume d’homme et va durant sa chanson, embrasser une femme, est directement inspirée de Marlène Dietrich dans Morocco.
De même, l’actrice interprétée par Margott Robie est de l’aveu-même du réalisateur un mélange de plusieurs actrices d’Hollywood, à commencer par Joan Crawford, qui a commencé sa carrière en dansant dans les bars de la ville pour tenter de se faire connaître.
Tout comme la scène de l’évacuation d’une jeune actrice en overdose s’inspire de faits réels et glauques : Fatty Arbuckle (1887-1933), l’acteur le mieux payé du muet, a été arrêté en 1921, après qu’une starlette est retrouvée violée et inconsciente dans sa chambre d’hôtel. Elle mourra quelques jours plus tard et la carrière de l’acteur, mis sur liste noire, fut stoppé net quand bien même la justice l’a déclaré innocent.
Ces drames, ces excès sont le décor réel d’un monde tout sauf glamour. Mais ce que nous montre aussi le réalisateur, c’est une époque de plus grande liberté prises par les femmes et les minorités pour s’emparer de la caméra. Les réalisatrices, monteuses et scénaristes sont légion dans les années 10 et 20. Au temps du muet, peu importe votre accent ou votre origine sociale. Damien Chazelle affirme que Babylon est le fruit de dix années de recherche sur le cinéma.
A partir des années 30, après deux décennies où tout semble permis, devant et derrière la caméra, sur les plateaux et en coulisses, les financiers vont reprendre la main et les ligues de vertu faire leur travail de « cancel culture » avant l’heure.
Terminée la diversité ! Exit les femmes ! Dans les années 30, la création des syndicats, d’où les femmes sont exclues, les relèguent au second plan. L’arrivée des hommes d’affaire de la côte et la censure à tous les étages avec le code Hays (plus de mention d’adultère, de violence, d’homosexualité) feront le reste. Le Hollywood pionnier a vécu. Ce qu’on a pu appeler l’apogée de l’âge d’or d’Hollywood, en gros les années 30 et 40, où règne la toute puissance des studios et du star system, est aussi celui des rêves brisés des premiers défricheurs du 7e art.
Le cinéma y a-t-il vraiment gagné au change ? Je vous laisse découvrir la séquence finale – grandiose, halluciné et audacieux – de Babylon.
Il faut croire à la magie du cinéma, jusqu’à nos dernières forces, semble nous dire le réalisateur, après cette fresque de plus de trois heures qui nous laisse presque essoufflés. La critique étatsunienne a éreinté Babylon, que le New York Times qualifie de « juvénile » et de « paradoxalement puritain ». A vous de vous faire votre idée.
« Babylon », de Damien Chazelle, avec Jovan Adepo, Diego Calva, Li Jun Li, Brad Pitt, Margott Robie,… En salles le 18 janvier.
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