« C'est possible de reprendre notre place dans l'espace public et dans l'univers du jeu vidéo ! »
Hélène et Alice sont gouines, féministes, militantes. Elles ont donné vie à Dykie, un petit personnage façon mario bros qui se promène dans la ville et tague des affiches de la Manif pour tous.
« Dykie se rend à une soirée mais son parcours est semé d’embuches ». Dans un dédale de rues en pixels, sous une montgolfière rainbow, Dykie parcourt des rues en briques au son d’un tube de Rihanna (on vous laisse deviner lequel) remasterisé en mode Mario Bros. Dykie n’a pas de mission, pas de but, pas de points ou de trésor à amasser pour faire quoi que ce soit. Le jeu n’est pas là. Par contre, quand elle voit une affiche sexiste, un tag insultant, iel met son grain de sel : sous son coup de marqueur, PD devient « Fier d’être PD », « Pute » devient « Pute si je veux ».
Dykie Street est un petit jeu (tout court) accessible sur ordi, tablette et téléphone à mi chemin entre jeu vidéo et éducation populaire. C’est Hélène et Alice qui l’ont créé depuis le confort de leur petit appart de Saint-Ouen. « Gouines et féministes » auto définies, la première est militante de toujours, ancienne membre des Durs à Queer de Nantes, graphiste et membre du collectif La Rage. La deuxième est docteure en sciences politiques et donne des cours d’études de genre. Elles ont créé le collectif D.I.Y.K.E., un groupe de création et de partage d’outils féministes dans le domaine des jeux vidéos, pour lutter d’une nouvelle façon contre le sexisme et les xénophobies. Pour Komitid, elles expliquent leur démarche.
Faire des outils féministes en jeux vidéos
L’année dernière, pendant le festival Loud and Proud, le Reset (espace de hacking inclusif et politique hébergé à la Mutinerie à Paris) organisait un atelier queer games. On connaissait déjà le collectif et on les avait trouvées super chouettes, elles ont présenté plein de petits jeux indé queer, faits par des personnes queer. Anna Anthropy, par exemple, c’est une développeuse queer féministe trop cool. Elle a notamment créé un jeu vidéo, Dys4ia, où elle parle de sa transidentité, de son parcours de transition. C’est un personnage qui essaie de transitionner, mais est confronté aux normes de genres, aux médecins, aux trucs très médicaux et tout ça. Et donc tu vois les difficultés d’un parcours de transition : c’est un jeu pédagogique. C’est en voyant ça qu’on s’est dit qu’on pouvait faire des outils féministes en jeux vidéos.
À l’issue de l’atelier du Reset, nous avions créé deux personnages qui nous ressemblaient et qui se baladaient dans un petit décor. On étaient toutes les deux engagées dans la transmission des discours féministes, dans la rue ou à la fac, et donc nous étions très excitées par l’idée d’avoir des supports qui puissent sensibiliser, pour discuter avec tout type de personnes. On a essayé de mêler plein de choses de nos expériences militantes.
Même si nous on est des féministes assez radicales, avec Dykie on a fait un jeu assez accessible
Avant je (Hélène) faisais des ateliers de sérigraphie féministe dans la rue par exemple, ça m’a ouvert l’esprit sur plein de types de personnes qui pouvaient se poser des questions sur le féminisme ou le publi-sexisme, qu’elles refusent de se dire féministes ou qu’elles se revendiquent féministes radicales. Déjà la sérigraphie était un outil séduisant pour aborder des questions qui peuvent être clivantes. Avec les ateliers de La Rage, j’ai pu aussi avoir un regard jugeant sur le fait qu’on puisse considérer différemment les espaces bienveillants, agréables pour moi. Même si nous on est des féministes assez radicales, avec Dykie on a fait un jeu assez accessible : les situations sont assez quotidiennes, mais ça ne les empêche pas de pousser la réflexion sur la prise de l’espace visuel par les hommes, ou la réappropriation de l’insulte. Ajouter « si je veux » à « pute », ça pousse à se sonder sur sa position sur le travail du sexe… avec Dykie, on peut s’adresser à des gens qui en sont à différents avancements de réflexion.
Je donne des cours d’études de genre à la fac, des cours obligatoires (c’est Alice qui parle). Donc dans la même classe, j’ai à la fois des étudiantes très politisées et engagées et des personnes qui sont même hostiles à ce qu’il existe un cours d’étude de genre dans un cours de sciences politiques. Quand j’essaie de faire cours, je veux que tout le monde ressorte en ayant avancé. Donc c’est vrai qu’il y a aussi cette idée-là avec ce jeu : que tout le monde ait pris du plaisir et des ressources de stimulation pour réfléchir.
Donner une image différente des personnages dans les jeux vidéos
Nous étions dans la même démarche que le Reset : donner une image différente des personnages dans les jeux vidéo. Car souvent les héros sont des hommes cisgenres blancs, les femmes des personnages très, très secondaires, des personnages qu’on ne peut même pas utiliser, qui ne parlent pas, des éléments de décor ou l’issue d’une quête. Nous on veut changer ça, on veut s’emparer du jeu vidéo. Donc Dykie, c’est aussi lancer un pavé dans la mare : dire « on lance notre jeu au milieu de tous ces jeux où les héros, les mecs blancs, vont sauver des princesses ».
Et puis le fait que ce soit en 8 pixels, le coté rétro… ça permet de toucher des enfants, mais pas que ! Un collègue m’a dit « ma fille de 9 ans adore, ça me permet de parler avec elle des insultes ». En même temps, notre génération de trentenaires est assez attirée par le côté « ça me rappelle mes jeux d’enfance Mario et tout ».
Pico-8, c’est un système d’exploitation, mais aussi une console ! Quand tu fais un jeu, t’es obligée de le télécharger sur la console et puis du coup tous les autres joueurs peuvent voir ton jeu et y jouer. Et puis c’est un logiciel open source, des personnes peuvent voir nos codes et s’en inspirer : le but c’est de dire « oui c’est possible même si vous êtes deux meufs pas sociabilisées comme des personnes pouvant manier la technologie, c’est possible ». Par ailleurs on refusait aussi que ce soit un jeu capitaliste, où on récolte de l’argent ou des choses de valeur… et on ne voulait pas qu’il y ait de fin : dans notre jeu, c’est toi qui choisis si tu as fini ou pas. Quand tu arrives à la porte de fin, on te pose la question « est-ce que vous pensez avoir recouvert toutes les affiches qui vous embêtaient ? », et en fait quoi que tu aies fait avant, si tu dis « oui » tu as gagné. Pas de performance, pas de jugement.
« Un jeu, dans lequel tout le monde puisse se reconnaître, en particulier les personnes minorisées »
Et surtout de validation d’un seuil du féminisme : si t’as pas recouvert la fiche 8 mars qui indiquait un -50 % sur la mode, ça ne veut pas dire que tu n’es pas féministe. Au delà de ça, on voulait que notre personnage ne soit pas identifiable comme étant d’un genre ou l’autre, enfin pas forcément. Bien sûr, on l’a appelé.e Dykie (sur « Dyke » qui signifie « gouine »), ça nous est venu facilement et on trouvait ça mignon. Mais c’est un nom. Récemment, on a fait un atelier avec Dykie dans une classe de première. Quand on a demandé qui est Dykie, les mecs ont répondu « c’est un mec qui recouvre des tags dans la rue » et après une meuf a dit « non c’est une fille » et un troisième mec a répondu « non c’est un trans », c’était drôle.
On voulait faire un personnage, un jeu, dans lequel tout le monde puisse se reconnaître, en particulier les personnes minorisées. Ce n’est donc pas étonnant que des mecs voient des mecs, par contre c’est rare que des femmes, des gouines, des trans se retrouvent dans un personnage principal… c’est un manque que l’on ressentait et on a fait le jeu. C’est aussi pour ça qu’on a appelé notre collectif D.I.Y.K.E, la contraction de DIY (fais-le par toi-même) et de DYKE (gouine).
Un outil pédagogique
C’est à la fois un jeu et un outil pédagogique. Nous on adorerait que des profs des écoles s’en servent. On a fait un jeu dans lequel on prend plaisir à recouvrir des affiches. C’est sympa d’incarner Dykie, agréable d’être dans ce rôle-la. Il faut que ce soit un peu jouissif, si c’est juste un jeu pour que des meuf, des gouines, prennent plaisir sur un jeu vidéo, c’est réussi. C’est vrai qu’on a envie de creuser l’utilisation qui peut en être faite de l’utiliser dans le cadre de l’éducation populaire. Pédagogiquement, il y a plein de lectures, de fils à tirer dans ce jeu : sur l’omniprésence des publicités sexistes, le rôle de l’insulte dans la socialisation du genre (le fait que quand tu es une meuf, il ne faut pas être une pute, et quand t’es un mec, il ne faut pas être un PD), ça permet de se demander si le sexisme contre les hommes existe, de réfléchir sur l’utilisation du 8 mars à des fins commerciales, sur la fabrication du pop féminisme… Beaucoup de trucs peuvent surgir de discussions, à partir du jeu. Pour la réappropriation de l’insulte, c’est passionnant d’expliquer ce que ça signifie, de s’approprier puis de rendre positif un terme. Ça parlait beaucoup aux élèves de première. On était avec un prof de SES qui fait beaucoup de choses sur le genre, donc les gamin.e.s étaient plutôt sur la posture « nous ça nous pose pas de problème les gens font ce qu’ils veulent ».
« Il y a plein de lectures, de fils à tirer dans ce jeu »
On a eu pas mal de remarques sur le tag de la bite (transformé en autre chose), parce qu’ils en voient partout dans l’école. Des mecs disaient « on dessine des bites partout mais c’est juste pour la blague » du coup, on pouvait se demander ensemble « pourquoi les meufs ne dessinent-elles pas des chattes ? » Ils et elles ne s’étaient pas du tout posé.e.s la question, pour eux ce sont des dessins, pour nous ça s’inscrit dans la prise de l’espace visuel par les mecs. C’est intéressant de parler à partir de ces différences.
À la rentrée, nous allons travailler sur l’idée de multiplier ces ateliers. L’idée c’est de nettoyer notre code pour qu’il puisse être appropriable et que les personnes n’aient qu’à redéfinir les contours, les objets, les personnages, les dialogues… et qu’elles n’aient pas à s’enquiquiner du code. Que le personnage bouge, que tu puisses entrer dans tel type d’objet, qu’avec tel personnage tu puisses entamer un dialogue, tout ça c’est des lignes de codes qui nous ont pris un temps fou des week-ends et des week-ends… Il faut que ça circule !
Dykie se démultiplie
Une développeuse confirmée, fan de Dykie, nous a contactée pour reprendre Dykie sur un système d’exploitation qui s’appelle Amiga, dans le style retro gaming toujours. Elle s’est appropriée le personnage, elle l’a refait, lui a inventé une nouvelle quête, des ennemis… Typiquement on trouve que c’est parfait que Dykie se démultiplie.
« On invite tout le monde à être Dykie dans la vraie vie »
On invite tout le monde à être Dykie dans la vraie vie, la vie continue IRL (In real life, ndlr) : tu prends un marqueur et tu dessines des chattes, détourne des insultes, recouvre des affiches sexistes. C’est faisable, c’est facile, c’est important ! Avec ou sans Dykie, c’est possible de reprendre notre place dans l’espace public et dans l’univers du jeu vidéo !