Saim Sadiq, réalisateur de « Joyland » : "J'ai voulu faire un film sur l'identité et le genre, de la manière la plus digne possible "
À l'occasion de la sortie évènement de son premier film "Joyland", lauréat de la Queer Palm, Saim Sadiq se confie sur le festival de Cannes, les nombreuses récompenses internationales qu'il amasse et la carrière mouvementée de son film au Pakistan.
C’est l’évènement cinéma de cette fin d’année : Joyland, premier film du réalisateur pakistanais Saim Sadiq, met d’accord le monde entier.
En salles en France le 28 décembre, le film raconte les destins mêlés de trois personnages écrasés par le patriarcat et ses mécanismes : en couple avec la joyeuse et déterminé Mumtaz, Haider fait la rencontre de Biba, une danseuse trans qu’il va approcher en s’improvisant danseur à son tour. Virtuose, déchirant, sobre et intelligent, les adjectifs hyperboliques ne suffisent plus pour décrire une telle œuvre. Lauréat de la Queer Palm 2022, mais aussi du Grand Prix de Chéries-Chéris 2022, Joyland rafle tout sur son passage. Saim Sadiq, son jeune réalisateur, âge de 31 ans, encore impressionné par l’ampleur des réactions suscitées par son film, revient, dans une interview pour Komitid réalisée lors de son passage à Paris fin novembre, sur la carrière d’ores et déjà mouvementée de Joyland, entre succès tonitruant et censure dans son pays d’origine.
Komitid : Il y a trois ans vous receviez le prix Orrizonti à Venise pour votre court-métrage Darling. Comment s’est passé le cheminement jusqu’à Joyland ?
Saim Sadiq : En fait j’avais le script de Joyland avant de faire Darling, et j’avais besoin de faire Darling comme preuve de concept pour financer mon long-métrage. Donc c’était un peu mon film de thèse, qui permettait de montrer de quoi j’étais capable et ce à quoi devrait ressembler Joyland. Après Darling on a galéré pendant près de deux ans, et la première fois qu’on nous a donné de l’argent pour faire le film c’était en janvier 2021. Et à partir de là, tout s’est accéléré.
Vous avez remporté le 29 novembre le Grand Prix du Festival Chéries-Chéris, qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
C’était super. Je ne parle pas français donc je ne comprenais pas ce que le jury disait mais c’était un beau moment. C’était surtout la première fois que je me rendais à un festival queer. Le film avait déjà été sélectionné dans d’autres festivals mais je n’avais pas pu me déplacer. Ça peut sembler un peu cul-cul mais ça m’a fait plaisir de voir tout ce monde réuni. C’était très spécial.
« Joyland parle de plusieurs personnages, de leurs problématiques liées au patriarcat, ce n’est pas uniquement un film sur l’expérience des personnes trans »
« Joyland » a reçu le Prix du Jury et la Queer Palm à Cannes, il représente le Pakistan aux Oscars et il est nominé aux Independant Spirit Awards…. Comment expliquez-vous que le film résonne autant à l’international ?
Je n’en ai aucune idée, et je préfère ne pas savoir. Je ne m’attendais vraiment pas à un tel accueil. À Cannes j’espérais juste que les gens aimeraient bien, mais je ne pensais pas du tout que ça irait aussi loin. Je ne pense pas que ce soit une question de mérite, parce qu’à Cannes comme partout, beaucoup de magnifiques films ne trouvent pas leur public de cette manière. Je sais qu’on a été chanceux, et je suis très reconnaissant. J’imagine que c’est un film qui intéresse les gens, car ils y vont en s’attendant à quelque chose, à voir un film sur une femme trans comme Tangerine ou Une femme fantastique, mais ce n’est pas vraiment ça. Joyland parle de plusieurs personnages, de leurs problématiques liées au patriarcat, ce n’est pas uniquement un film sur l’expérience des personnes trans. Et je pense aussi que les gens ne savent pas à quoi ressemble le Pakistan, qu’il sont curieux de découvrir un film pakistanais puisque la plupart n’en ont jamais vu.
Cannes peut être une étape très stressante à appréhender pour un jeune cinéaste. Comment l’avez-vous vécu personnellement, de la sélection à la première du film ?
Vous êtes la première personne à me parler de stress, tout le monde me dit toujours : “Ça devait être super”. Mais oui c’était très stressant. J’ai su que le film était sélectionné le jour de mon anniversaire et j’avais du mal à y croire. La version qu’on avait envoyée était un work in progress, on n’avait pas encore totalement fini le montage et le son du film. On nous avait dit de ne pas l’envoyer comme ça, que c’était risqué. Et quand nous avons découvert que le film était sélectionné, nous avons compris qu’on n’avait plus que six semaines pour finir le film et toute sa post-production. C’était fou, on devait aller vite, j’avais l’impression d’être dans un projet d’école (rires). Puis quand nous sommes arrivés au Festival c’était spécial, toute l’équipe était là donc on a pu se soutenir et alléger un peu notre stress. Mais en général je dois dire que c’était assez chaotique.
On le voit dans le film, vous aimez profondément vos personnages. Pour autant vous évitez l’écueil consistant à devoir choisir entre une fin heureuse ou une fin triste, en trouvant une sorte d’entre-deux certes tragique, mais libératrice. Comment avez-vous travaillé sur la conclusion de votre film ?
Elle ne m’est pas venue directement, ça a beaucoup évolué. Pour Biba (la femme trans, ndlr), je ne sais pas pourquoi mais très tôt il y avait quelque chose qui me faisait dire : “Elle, elle va y arriver”. Je voulais qu’elle ait ce qu’elle voulait à la fin parce que c’est ce qui me semblait raccord avec son personnage et sa confiance en elle. Pour les deux autres, ça a été moins évident, mais c’est vrai que pour les trois, il y a une sorte de liberté à la fin. Il fallait que chaque conclusion corresponde à ce que je montrais des personnages tout du long. Pour Biba, c’était sa carrière, pour le personnage de Mumtaz c’était le contrôle de son corps. Pour Haider c’était sa culpabilité, sa difficulté à accepter sa propre évolution. On vit dans un monde tellement patriarcal que le “rêve de la liberté absolue” est un peu surestimé et dramatisé. La liberté ça fait peur, elle ne vient pas forcément toujours avec le confort qu’on attend d’elle.
Dans « Joyland », vous mettez en scène deux pays en un : un Pakistan encore très conservateur, baigné dans la religion et le patriarcat, et un Pakistan en pleine libération des mœurs. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que votre film a vite été rattrapé par la réalité, puisque bien que le Pakistan protège légalement les personnes trans depuis quatre ans et a choisi votre film pour les Oscars, le pays a aussi interdit votre film de diffusion sur le territoire avant de se rétracter. Comment voyez-vous cette dualité ?
Cette histoire d’interdiction de diffusion est tellement récente, c’est arrivé il y a à peine deux semaines. Et bien qu’ils se soient rétractés un peu après, le film est toujours banni des cinémas de Punjab, qui est la plus grande région du Pakistan, là où j’ai grandi avec mes parents. Donc le film est à la fois interdit et en même temps non, c’est très bizarre. Je n’ai pas eu le temps de vraiment digérer tout ça. Rien qu’hier on se battait au tribunal contre le gouvernement du Punjab pour la sortie du film. On fait tout pour que le film sorte, on a activé le mode “guerre” et on se bat (rires). Mais ce genre de contradiction n’est pas vraiment surprenant pour moi. Le Pakistan est un pays un peu bipolaire, toujours en contradiction avec lui-même.
Mais ça montre que tout dans le film est vrai. Ces hommes qui viennent voir des spectacles de danse festifs dénudés rentrent chez eux après et redeviennent ces patriarches froids et autoritaires. Ils changent de comportement très facilement. C’est comme ça au Pakistan, la vie est toujours un peu schizophrène. Je l’expérimente encore plus aujourd’hui : j’ai appris que des liens secrets du film circulaient sur internet parmi ceux qui veulent interdir le film et ça devient fou. Vous détestez ce film, donc pourquoi vous vous donnez tant de mal pour le regarder, quitte à recréer de nouveaux liens à chaque fois que le précédent est supprimé ? C’est un mélange très bizarre de haine et d’intérêt.
Vous aviez peur justement de l’accueil du public pakistanais ?
Non, je n’avais pas peur. J’avais surtout peur que le film ne sorte pas, parce que s’il ne sortait pas il y aurait eu une sorte de fantôme autour de lui, de son contenu… Là on peut le voir, et on peut se rendre compte qu’il n’y a vraiment pas grand chose contre quoi s’insurger. Ils devraient me remercier plus qu’autre chose. Le niveau de patriarcat que je montre dans la famille reste assez décent, pas au point d’être inhumain. Je fais juste un film sur l’identité et le genre, de la manière la plus digne possible. C’est ce qui se passe quand les gens voient le film, ils se rendent compte qu’il ne mérite pas une polémique aussi importante.
Vous avez déjà dit que les femmes trans sont assez visibles au Pakistan. C’était important pour vous de pouvoir raconter leurs vies via une actrice trans ?
Oui ça l’était, mais pour le cinéma c’était compliqué, il y a très peu d’actrices trans. Pour Darling, mon court-métrage, on a auditionné beaucoup de filles non-professionnelles, mais celles que j’aimais n’avais pas l’autorisation de leurs foyers. Alina (Khan, l’actrice du film, ndlr) a aussi auditionné mais elle était vraiment mauvaise, ou peut-être que je l’avais mal auditionnée. Elle venait de se réveiller et n’avait pas l’air très intéressée. Donc je me suis résigné à engager un jeune garçon pour le rôle, c’était un bon acteur. On a travaillé pendant deux mois avec lui avant de tourner, et je sentais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Un jour je l’ai amené chez Alina parce qu’il devait savoir danser pour le rôle, et je savais qu’elle dansait bien. Et vu que ce jour-là elle n’auditionnait pas, elle devait juste lui montrer comment bouger, elle était bien plus détendue, avec un joint à la main. Puis, elle s’est mise à danser, à parler d’elle, de sa vie, et je me suis dit : “C’est incroyable, elle a tellement de charme” et je me suis rendu compte de mon erreur. J’en ai parlé avec mon équipe puis quand nous sommes rentrés, on a dit à l’acteur cinq jours avant le tournage que ce ne serait pas possible. Et il a très bien réagit, il comprenait parfaitement.
Souvent les gens disent : “Tu dois choisir une personne trans pour ton personnage trans” comme si on faisait de la charité pour les trans. Mais ce n’est pas ça, tu engages quelqu’un parce qu’il rend ton film meilleur. C’est une raison égoïste, je l’ai fait pour moi avant tout, ce n’était une faveur pour personne. Mais j’étais très content de ce changement, ça m’a fait comprendre qu’en effet une personne trans sera toujours mieux taillée pour jouer un personnage trans. Après ça, c’était une évidence de reprendre Alina pour Joyland.
Vous avez envie de retravailler avec elle ?…
Oh non jamais, quatre ans que je travaille avec elle, je n’en peux plus ! (rires)
… parce qu’on pourrait voir dans vos deux premiers projets les prémices d’une collaboration sur le long terme à la Almodovar-Cruz ou encore Dolan-Dorval ?
Ah bon ? Pourquoi pas. Quand on a commencé, elle ne savait rien et maintenant elle est devenue une si bonne actrice. Je serais triste qu’elle ait appris sur mon film puis qu’elle parte exceller sur d’autres (rires). On est très amis aujourd’hui, c’est presque ma sœur. On discutait des heures du scénario, des personnages, et elle est très différente de Biba, beaucoup plus douce. J’aimerais beaucoup, mais peut-être pas dans l’immédiat, j’ai quelques idées de projets sur lesquels je ne la vois pas vraiment pour le moment. Mais je suis obsédé par les trois acteurs du film, si je peux retravailler avec eux je serais ravi.
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