« En Corps + », un film remarquable de Lionel Soukaz et Stéphane Gérard sur les luttes contre le sida

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« En Corps + » est un film documentaire et une installation de Stéphane Gérard et Lionel Soukaz, à base d'archives filmées sur l'épidémie de sida qui mérite à lui seul une visite au Mucem, à Marseille. Interview croisée.

Images d'En Corps +
Trois triptyques extraits de « En Corps + », de Stéphane Gérard et Lionel Soukaz

Il mérite à lui seul une deuxième visite de l’expo du Mucem consacré à l’histoire sociale et politique de l’épidémie de sida. En Corps + est un film documentaire remarquable de Stéphane Gérard et Lionel Soukaz. Il a été réalisé à partir du « Journal Annales » de Lionel Soukaz qui filme depuis plus de 30 ans des événements en lien avec le sida.

Manifestations, réunions militantes, zaps, prises de parole, interviews, déploiement du patchwork, soirées de prévention, Lionel a capté énormément de séquences. En Corps +, c’est donc un formidable objet de mémoire des luttes à travers des moments spectaculaires, mais aussi des temps plus intimes. Au delà, c’est aussi un superbe travail sur la musique, le graphisme, le montage. Le film est d’ailleurs diffusé sur trois écrans, un dispositif très réussi.

Lionel Soukaz et Stéphane Gérard ont répondu aux questions de Komitid.

Komitid : Comment est née l’idée de ce documentaire ?

Stéphane Gérard : C’est Nicole Brenez, alors ma directrice de recherche en histoire du cinéma, qui m’a parlé la première en 2009 de Lionel Soukaz. Elle m’a suggéré ce projet de réaliser un montage du journal de Lionel dont je ne savais rien à l’époque, en s’inspirant d’un de ses premiers long-métrages Ixe (1980). Il aura fallu plus de dix ans de collaboration entre Lionel, moi et beaucoup d’autres autour de ce journal avant que les conditions soient réunies pour envisager ce film.

Lionel Soukaz : La commande du Mucem, d’abord proposée par Renaud Chantraine, a bien coïncidé avec mon envie d’être à Marseille, me permettant de le faire sur place. Le covid a retardé l’exposition, et donc la fabrication du film, d’un an. On avait ces 2000 heures d’archives jamais montées – exception faite de quelques extraits comme le film RV, mon ami– et nous donner l’occasion d’y travailler était comme un rêve qui se réalisait. D’autant plus que le Mucem a accepté qu’on travaille à égalité, une co-réalisation et l’entière participation de Stéphane, pas seulement “un film de Lionel Soukaz”.

Stéphane Gérard Lionel Soukaz

Stéphane Gérard et Lionel Soukaz – Photo : Camilo Godoy

Lionel, peux-tu nous rappeler dans quelles circonstances tu as filmé toutes ces séquences ?

Lionel Soukaz : La principale raison de mon engouement, c’est l’arrivée d’Act Up à Paris. Lors d’une visite à Lille, invité par Patrick Cardon aux côtés de Didier Lestrade (une séquence présente dans le film), Mark Anguenot-Franchequin qui travaillait alors à l’AFLS me propose de réaliser un documentaire sur le 1er décembre 1992. La commande m’a permis d’acheter une caméra et de constituer des archives quand la mort semblait au bout du chemin pour beaucoup d’entre nous et que je ne savais pas ce qui aller m’arriver. Ça m’a permis de témoigner. C’est aussi la mort annoncée de mon ami Hervé Couergou, soigné par VLS dès 1992. Mais c’est quand même avec la manif contre le Sénat de 1991 que tout a commencé. Une action multiple qui réunissait Jean Le Bitoux, Les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, et surtout Act Up et le personnage de Cleews qui m’a fasciné immédiatement. C’est ensuite que je vais aux réunions hebdomadaires, où je filme ce qu’on m’autorise.

Quelle période couvre le film ?

Lionel Soukaz : 1991 à 2011 : on a réussi à mettre un océan de 2000 heures en une bouteille d’une heure !

Stéphane Gérard : Le « Journal Annales » non monté, dont sont issues les images, commence en 1991 et s’arrête en 2013 environ mais il n’est pas continu. Il y a des périodes avec plusieurs cassettes par jour, puis des mois sans aucune image. La plupart des images qui correspondaient aux luttes contre le VIH/sida étaient dans un important nombres de cassettes filmées entre 1992 et 1994. Il y a cependant quelques images plus récentes, en particulier sur la question des luttes trans, en 2009 et 2011.

Y avait-il la nécessité de montrer toutes les populations touchées et militantes et pas seulement les gays ?

Stéphane Gérard : Ça a été un outil pour aborder le dérushage. Mon inquiétude était de montrer les images que Lionel et moi connaissions le mieux, parce qu’on les avait beaucoup montrées et qu’elles étaient présentes dans nos esprits. Me tenir cet objectif d’action collective, réunissant par définition une multitude de rapports singuliers à la lutte et à la maladie, m’a forcé à revoir en détails des cassettes moins familières mais aussi d’avoir un objectif pour savoir quand arrêter de chercher et quand commencer à monter. Mais ce n’était pas un effort : toutes ces singularités faisaient partie du journal.

Lionel Soukaz : Oui, par exemple c’est par Act Up-Paris qu’apparaissent les prisonniers. Ça se fait par nos rencontres et nos amitiés, parce que tout le monde était déjà copains. Il y a des personnes trans comme Hélène Hazera mais je la connaissais bien avant Act Up. C’est comme un ruissellement qui s’écoule jusqu’aux gens dont c’est la lutte aujourd’hui.

« Il semblait important de faire des aller-retours entre les actions publiques et l’élaboration, le travail d’échange et de réflexion »

Comment s’est fait le choix des séquences et du chapitrage ?

Lionel Soukaz : Ça c’est le travail de Stéphane. T’as fait l’inventaire, tu connais les 2000 heures aussi bien que moi, si ce n’est mieux. Ça a été ton boulot, ça m’est très précieux et j’aimerai que ça continue.

Stéphane Gérard : Moi aussi. Je ne pourrais pas le faire sans toi non plus ! D’ailleurs, les grandes lignes ont été tracées dès nos premières conversations, alors qu’on cherchait à délimiter la lutte collective. Il semblait important de faire des aller-retours entre les actions publiques et l’élaboration, le travail d’échange et de réflexion, construire des continuités entre les réunions et les manifs pour mieux rendre compte du travail militant. On a aussi cherché les différents groupes présents dans le journal, avec l’idée que ce travail pouvait être coopératif et complémentaire.

Pourquoi avoir choisi ce dispositif de présentation à trois écrans ?

Lionel Soukaz : On avait ça en tête tous les deux, en commun. Ça voulait tout et rien dire, c’était notre première expérience dans un musée donc on voulait une chorégraphie visuelle. Au final, l’installation est placée au centre, on tourne autour accompagné des affiches et banderoles des groupes qui apparaissent à l’image… Ixe a eu jusqu’à 5 écrans, on voulait cinq au départ et c’était peut-être trop comme idée.

Stéphane Gérard : C’est vrai que quand Lionel a proposé cinq écrans, je trouvais ça compliqué pour la lisibilité. Il y a toujours l’envie qu’on puisse tout voir et on a pensé que trop d’écrans pouvait être frustrant, on risquait de manquer certaines images. On est resté sur trois, qui correspond plus à la vision humaine, c’est presque un format CinémaScope. Mais surtout, ça permettait de montrer plus d’images du journal, encore plus si je peux me permettre, qu’un seul écran. Trois écrans, c’était un équilibre entre la possibilité de tout voir pour le spectateur et notre envie de tout montrer.

« C’est horrible à dire mais je voudrais passer le restant de mes jours à témoigner de mes morts, de la mort de Guy, de celle de Copi… »

Qu’est-ce que vous vouliez dire à travers ce film ?

Lionel Soukaz : Qu’on est en vie et qu’on va mourir. On veut dire quelque chose ? Que j’aime RV, que j’aime mes morts. C’est horrible à dire mais je voudrais passer le restant de mes jours à témoigner de mes morts, de la mort de Guy, de celle de Copi…

Stéphane Gérard : J’aurais aimé en dire moins et plus laisser parler les images. Je pense partager avec ma génération une sorte d’admiration pour les mobilisations de cette période, à laquelle s’ajoute mon admiration pour les images de Lionel. Je voulais un film où on sent que le présent est compliqué, plein de contradictions et de dynamiques contraires, et que de cette tempête surgissent des inventions politiques : des formes d’organisation et d’action. Et ajouter à ça les inventions constantes de Lionel dans sa façon de filmer, de choisir qui et quoi filmer, quand couper et quand laisser tourner. Toutes ces décisions (politiques et esthétiques) sont d’autant plus admirables qu’elles sont prises dans l’urgence, sans distance.

Il y a aussi la présence de Cunéo comme illustrateur. Pourquoi ce choix ?

Lionel Soukaz : C’est le premier personnage filmé dans le « Journal Annales » en 1991, avec une petite caméra prêtée. Ça commence comme une histoire à trois : il était l’amant d’Hervé, et pendant que Hervé était à New York, on était amants lui et moi. C’était comme une petit orgie universelle ! Il est drôle, je l’aime et je voulais qu’il soit dans le film. Il incarne à l’époque ce qui me permettait de rire de la vie en étant séropositif. J’aime ce qu’il fait et puis il a vécu tout ça. Il était dessinateur de Gai Pied, où on était tous. Komitid devrait le prendre comme dessinateur !

en corps +

« En Corps + », un film de Stéphane Gérard et Lionel Soukaz

Il y a aussi un gros travail sur la musique et sur le graphisme. Avec qui avez-vous travaillé et pourquoi ce choix ?

Lionel Soukaz : Là, je laisse Stéphane répondre. C’est lui qui a proposé Juliette Grimont qui nous a composé une musique amicale et chaleureuse, qui a tout de suite convenu. Ensuite Jeff Aroni en a fait le mixage. Ce sont surtout les choix de Stéphane que j’approuvent totalement. Toutes les collaborations, comme à la production que ce soit avec Nathalie Bely du Mucem ou avec l’équipe de 360° et même plus, ces collaborations étaient un travail professionnel fait avec amitié.

Stéphane Gérard : Absolument, c’est Lionel qui m’a présenté Ivora Cusack, Agathe Dreyfus et Christine Gabory de 360° et même plus il y a plus de dix ans ! C’était une chance de pouvoir travailler sur ce projet avec des personnes qui partagent notre engagement, y compris dans nos nouvelles rencontres. De la même façon, Juliette faisait partie des Westerlies, le groupe qui a composé la musique de « Rien n’oblige à répéter l’histoire ». Lionel voulait absolument de la musique et quand on a choisi d’avoir une musique originale, je lui ai demandé immédiatement. Elle a accepté et nous a proposé plusieurs morceaux. Celui qu’on a retenu me plaisait particulièrement parce qu’il a une rythmique qu’on pourrait entendre en club mais aussi des influences orientales qui nous ramenait à Marseille et son ouverture sur la Méditerranée.

En regardant ces archives, qu’est-ce que vous avez chacun ressenti ?

Stéphane Gérard : Je trouve toujours vertigineux à quel point la vidéo et le cinéma produisent une trace du passé fidèle. Pendant toutes ces années à regarder ces images, j’ai l’impression de connaître ces personnes. D’ailleurs, je pense que c’est l’intention de ce journal : permettre à l’entourage de Lionel d’être encore « rencontré » malgré le passage du temps. Ce n’est bien sûr que l’illusion d’une rencontre mais l’émotion est réelle, et j’espère vraiment que le film permettra à d’autres de la ressentir.

Lionel Soukaz : J’ai été très touché de la manière dont toi, Christophe, étais ému par le film. Pour moi, c’est un grand malheur, ces amis qui ne reviendront plus, et un grand bonheur de travailler avec Stéphane. C’est le début de futurs films pour abreuver notre soif de ce journal qui n’est pas terminée. Elle continue, déjà dans le projets d’autres montages mais surtout avec la tournée d’« En Corps + » et ses futurs présentations, par exemple au festival In & Out de Nice.

 

Plus d’infos sur l’exposition « VIH/sida – l’épidémie n’est pas finie » sur le site du Mucem

 

A noter : présentation du documentaire de Stéphane Gérard « Rien n’oblige à répéter l’histoire », le mardi 15 mars, à 20 heures, au cinéma La Baleine 59 cours Julien 13006 Marseille. Présentation par Stéphane Gérard et Vanina Géré, enseignante à la Villa Arson. 

  • pierre-yves-clouin

    curieux et intéressant: on vit la sortie de covid semble t – il – enfin espérons le – et tout le monde veut passer à autre chose. Et là, on est en pleine nostalgie d’anciens combattants qui ont bien sûr parfaitement le droit d’être nostalgiques mais c’est étrange, on a le sentiment à les lire qu’ils ne passeront jamais à une autre époque: la nôtre.