Emmanuel Vigier : « “ 09h20 : divorce ”, c'est la réponse de deux auteurs gays à une violence homophobe, sexiste et aux ravages médiatiques et numériques »
À partir d'un agenda personnel retrouvé par hasard dans une rue de Marseille, le vidéaste et documentariste Emmanuel Vigier retrace, dans un documentaire sonore passionnant et très original, la vie d'une journaliste musicale prise dans une tempête médiatique sur fond d'homophobie. Interview.
C’est l’histoire d’un temps retrouvé, un documentaire sonore original et précieux. « 9h20 : divorce » commence de façon intrigante et installe une ambiance prenante qui rend l’écoute à la fois passionnante et envoûtante. C’est l’histoire d’un agenda retrouvé par hasard dans une rue de Marseille… Après enquête d’Emmanuel Vigier, il s’avère que ce carnet appartenait à Nathalie Sorlin, une journaliste culture assez célèbre des années 80 à 2000, réputée dans le milieu de la musique. Souvent sous pseudo, elle a enchaîné les interviews de pointure dans la presse spécialisée : Les Beastie Boys, Booba, Tim Roth, A Tribe Called Quest, DJ Muggs, Psy4, la Scred Connexion, Snoop Dogg, Akhenaton, les Red Hot Chili Peppers, DJ Mehdi. Mais c’est son interview en 2010 du groupe de rap Sexion d’assaut, dans laquelle un des membres a proféré des propos ultra homophobes, qui va retenir l’attention et bouleverser négativement sa carrière…
Pour le documentariste et vidéaste Emmanuel Vigier, dont c’est le première documentaire sonore, et qui a bénéficié d’une bourse Brouillon d’un rêve de la Scam, « 9h20 : divorce » est une tentative pour écrire une histoire de Nathalie Sorlin qui ne se résumerait pas à cette polémique. Avec Géry Petit, sound designer et compositeur de musique originale, Emmanuel Vigier nous propose une plongée kaléidoscopique dans une époque et mêle sa voix, en tant que narrateur, à celle de Nathalie Sorlin, au moyen d’archives retrouvées, mais aussi de lectures, d’extraits de films ou de chansons. Il a bien voulu répondre aux questions de Komitid.
Komitid : Comment, à partir d’un agenda découvert par hasard dans Marseille, avez- vous réussi à retrouver les protagonistes de cette histoire ?
Emmanuel Vigier : Le hasard, toujours. Grâce à une amie, j’ai pu retrouver la dernière personne qui l’avait eu en main, une relation de travail de Nathalie Sorlin, à Marseille. Habituellement, je réalise des films dont je choisis le sujet, les protagonistes…Ce qui passait là était inattendu et mystérieux. Lors du premier entretien que j’ai réalisé à Bordeaux, avec une amie proche de Nathalie, s’est confirmé ce que je ressentais quand je feuilletais l’agenda. J’avais dans les mains les traces d’une vie puissante et fragile.
Ensuite, d’une rencontre à l’autre, la forme radiophonique s’est imposée : j’ai miraculeusement pu avoir accès à une partie des archives sonores de Nathalie. Dans un dialogue constant avec Géry Petit, musicien et créateur sonore, j’ai commencé à écrire l’histoire de Nathalie de mon point de vue, avec les voix de celles et ceux qui l’ont connue de près, dans un univers sonore inspiré par le sien.
Le hasard de la rencontre avec l’agenda, je l’ai donc accueilli précieusement, comme un signe, comme une invitation à rencontrer une inconnue et à raconter son histoire. Je crois aussi que je suis très sensible à ce type d’archives, qui parlent peu à priori, cette « littérature grise » qui demande du temps, beaucoup de recherche, d’imagination et d’humilité.
« Le hasard de la rencontre avec l’agenda, je l’ai donc accueilli précieusement, comme un signe, comme une invitation à rencontrer une inconnue et à raconter son histoire »
L’affaire de l’homophobie de Sexion d’Assaut avait largement occupé les colonnes des médias, y compris Yagg, je m’en souviens, en 2010. C’est cela qui a résonné en vous et vous a donné envie de parler de la journaliste Nathalie Sorlin ?
Oui, c’est tout à fait déterminant. À plusieurs titres. Tout d’abord, Géry et moi avions oublié cette page de l’histoire des luttes contre l’homophobie. Quel qu’ait été le contexte de l’entretien, les propos tels qu’ils ont été retranscrits sont très violents. Quand nous les avons lus, nous avons été sidérés. Sidérés aussi de voir que, médiatiquement, celle qui a réalisé l’entretien est absente du débat. Sidérés que la vie de Nathalie sur internet, sa vie numérique, se résume à cette affaire. On a travaillé dans cette émotion là. « 09h20 : divorce », c’est aussi la réponse de deux auteurs gays à une violence homophobe, sexiste et aux ravages médiatiques et numériques.
Etait-ce une façon de la réhabiliter ?
Oui, certainement. Le moment de l’entretien est un moment charnière dans sa vie. Elle ne s’en remet pas. Pour plusieurs raisons, que je n’explicite pas dans le documentaire : je ne voulais pas non plus refaire tout l’historique de l’affaire et contribuer, à nouveau, à résumer la vie de Nathalie à son entretien avec la SA. En revanche, la raconter elle, sa curiosité immense, ses mondes. Son style aussi tant à l’écrit qu’à la radio. Sa précarité dans un milieu extrêmement concurrentiel, essentiellement masculin. Et l’énergie d’une contre culture, d’une époque avant le grand virage numérique. Nathalie Sorlin est un personnage.
Qu’est-ce que vous retenez de cette histoire et du parcours de cette journaliste ?
Nathalie m’a transmis, nous a transmis une curiosité, un appétit. Je crois aussi qu’il nous faut aujourd’hui conserver une grande vigilance. Si on compare les rapports de SOS homophobie de 2009 à celui de 2021, l’expression de l’homophobie dans les medias n’a pas du tout diminué. À titre plus personnel, dans mon parcours, je retiens qu’il faut savoir laisser faire le hasard, se laisser guider par les fantômes et leur faire confiance. Et ne jamais vouloir tout raconter. Le documentaire se termine par un titre chanté/parlé par moi et Géry. On reprend un couplet d’une chanson d’Henry Rollins (Lost and found), que j’adore et que j’ai découvert grâce à Nathalie : « Des yeux perçants me disent que j’ai raison. La vérité me dit que j’ai tort, que je me trompe. » Un clin d’œil electro-pop, mixé avec l’univers de Nathalie. Faire un portrait de Nathalie Sorlin, c’était avant tout lui redonner une voix, dans toute l’ampleur et les contrastes d’une époque.
Pour écouter l’émission sur l’Oreille ouverte : https://podcast.ausha.co/l-oreille-ouverte/09h20-divorce-un-documentaire-de-creation-d-emmanuel-vigier
- Quatre romans LGBT+ à lire cet automne
- Cinéma : « Trois kilomètres jusqu'à la fin du monde » ou l'homophobie en Roumanie
- Almodovar, le réalisateur qui a donné des couleurs au cinéma espagnol
- James Bond peut attendre : Daniel Craig se déconstruit dans « Queer »
- Grand acteur et grand réactionnaire, Alain Delon s'est éteint