Jean Spiri : « Mes convictions ne sont pas négociables, et tant pis si mes engagements me portent préjudice politiquement »
Engagé depuis longtemps dans le combat contre le sida, Jean Spiri revient sur son bilan en tant que président du Crips et se mobilise contre les freins politiques qui empêchent de progresser dans la lutte contre cette maladie.
Jean Spiri est conseiller régional d’Île-de-France depuis 2015, président du Crips / Île-de-France Prévention santé sida depuis 2016, co-ambassadeur du plan « Pour une région Île-de-France sans VIH/sida » avec Jean-Luc Romero, vice-président d’ELCS, Elus contre le sida.
Komitid : Depuis bientôt six ans à la tête du Crips, qu’est-ce qui a le plus changé selon vous dans la lutte contre le VIH/sida ?
Jean Spiri : Nous avons de nouveaux moyens de lutter contre l’épidémie : le développement de la Prep (prophylaxie pré-exposition), le Tasp (traitement comme prévention) qu’il faut continuer à promouvoir, l’arrivée des autotests, le déploiement du dépistage rapide hors les murs (Trod), etc. Maintenant, il faut les faire connaître, aller vers les populations les plus concernées, et sur tout le territoire d’une Région où l’épidémie, si elle est concentrée, touche tous les départements. C’est cela le défi pour le Conseil régional et le Crips Île-de-France prévention sida. Il y a des réussites, comme la progression de la Prep chez les HSH nés en France, mais aussi des inquiétudes, notamment que cette même Prep ne touche pas d’autres populations particulièrement concernées. Cela reste un souci. Je constate aussi que des messages font leur chemin, par exemple la lutte contre la sérophobie, et cela me réjouit, même si le chemin est encore très long.
Les missions du Crips ont été élargies depuis plusieurs années à d’autres questions de santé chez les jeunes. Les actions spécifiques VIH sont-elles suffisamment financées ?
Cela fait en effet des années que les missions du Crips ont été élargies. Il y a bien sûr l’éducation à la sexualité et la lutte contre les discriminations dans les lycées et CFA de la Région et auprès d’autres publics, il y a la prévention concernant la consommation de produits, et nous avons ajouté des modules de formation concernant par exemple la santé mentale. S’agissant du CRIPS – Île-de-France prévention santé sida, les actions de lutte contre le VIH/sida ont poursuivi leur développement ces dernières années, et nous avons de plus en plus un financement par projet qui signifie que nous pouvons mener de front, sans concurrence, auprès de financeurs plus variés, nos actions pour la santé des jeunes et pour la lutte contre le VIH/sida.
J’entends souvent dire qu’en 6 ans les subventions régionales ont baissé : c’était déjà le cas dans le précédent mandat, et c’est le cas globalement pour tous nos financeurs publics traditionnels. Mais depuis 3 ans, le budget du Crips est reparti à la hausse, parce que nous avons su diversifier nos financements et répondre à davantage d’appels à projets publics comme privés. Mais réduire le financement de la lutte contre le VIH/sida de la Région au financement du CRIPS serait une erreur : les 10 000 autotests, les bus Trod, le soutien à des dizaines d’associations, l’investissement dans la Maison du Chemin vert, le 190 et demain le Checkpoint, le financement de l’étude de Jean-Michel Molina sur la Prep, ce sont des crédits régionaux. Quand je pense que certains critiquent l’action de la région… ils feraient mieux de regarder les résultats concrets…
La Région IDF concentre une proportion importante des nouveaux cas et des personnes vivant avec le VIH. Avec deux publics cibles : les hommes gays et HSH et les personnes migrantes. Ces spécificités sont-elles suffisamment prises en compte par la Région ?
Ma première surprise a été de constater que de nombreux élus ne mesuraient pas combien de personnes vivant avec le VIH habitaient leurs communes, quelle était la situation de l’épidémie sur leur territoire. Il a fallu déjà informer, c’est ce que nous faisons aussi dans le cadre d’Élus locaux contre le sida dont je suis vice-président aux côtés de Jean-Luc Romero. Quant à la vision des personnes les plus concernées, elle est encore souvent parcellaire. Or la Région a un double devoir : s’adresser à toutes les Franciliennes et tous les Franciliens, car l’épidémie peut toucher chacun d’entre nous, et avoir un message particulier vers les communautés les plus touchées. Cela n’est pas toujours simple : il y a des associations plus ou moins importantes, qui couvrent plus ou moins le territoire de la région, et certaines communautés sont moins structurées que d’autres.
« Tant pis si certains considèrent que ma place n’est plus dans la majorité régionale au vu de mes combats. Mes convictions ne sont pas négociables, et tant pis si mes engagements me portent préjudice politiquement ».
Avec le Crips Île-de-France prévention santé sida, nous avons toujours travaillé avec l’ensemble des associations de lutte contre le VIH/sida. En essayant d’être innovants, même quand parfois ça ne marche pas. On tente, on échoue, on retente. Par exemple, nous avions une action dans les médiathèques du nord de Paris en direction des migrants. Ça n’a pas marché. Nous tentons là avec Ikambéré de nous adresser aux femmes migrantes d’Afrique subsaharienne via les salons de coiffure. Nous avons ce devoir d’essayer. Mais pour cela, il faut qu’à la Région nous soyons tous alignés sur le fait que nous devons avoir une attention particulière pour les HSH bien sûr, notamment migrants, mais aussi les femmes migrantes d’Afrique subsaharienne, les personnes trans, les usagers de drogue injectable, les travailleurs et travailleuses du sexe, les prisonniers. Je sais que je dérange souvent en disant cela. Je continuerai bien sûr à le dire, avec force, car c’est avec ces communautés, les personnes concernées et les associations, que nous devons encore davantage travailler. Tant pis si certains considèrent que ma place n’est plus dans la majorité régionale au vu de mes combats. Mes convictions ne sont pas négociables, et tant pis si mes engagements me portent préjudice politiquement.
La lutte contre le sida a l’air de faire consensus au sein de la classe politique. C’est aussi votre sentiment au niveau de l’exécutif régional ?
La lutte contre le VIH/sida, personne ne peut être contre. Mais ce que la lutte contre le VIH/sida implique, c’est à dire lutter contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, comme le rappelait l’actrice Charlize Theron à la conférence IAS 2016 à Durban, ne fait pas toujours consensus au sein de la classe politique. Dire « je suis contre le VIH/sida » et refuser une affiche de Santé publique France montrant des personnes homosexuelles dans sa commune, c’est contradictoire. Dire « je suis contre le VIH/sida » et refuser un distributeur de seringues pour la réduction des risques dans sa commune, c’est contradictoire. Dire « je suis contre le VIH/sida » mais l’accès à la santé des migrants n’est pas mon souci, c’est contradictoire.
« Dire « je suis contre le VIH/sida » mais l’accès à la santé des migrants n’est pas mon souci, c’est contradictoire »
Pendant 6 ans, au sein de l’hémicycle régional, ce sont ces messages que j’ai répétés. Et ceux-là ne font pas consensus. Ce fut le cas dans l’hémicycle régional, ce fut le cas dans la majorité régionale — où j’ai dû affronter des réticences, des oppositions, et même des attaques plus personnelles —, et même au sein de l’exécutif régional… Mais pour mener les politiques nécessaires de lutte contre le VIH/sida, j’ai pu compter sur le soutien de Valérie Pécresse, celui de Farida Adlani, vice-présidente chargée de la santé, et celui de Patrick Karam, vice-président chargé de la lutte contre les discriminations. Aussi sur le soutien plus personnel dans des moments difficiles — des soutiens d’ailleurs comme de mon ami Jean-Luc Romero. Cela m’a donné la force de continuer le combat. Je n’ai parfois pas été d’accord, j’ai toujours été loyal, et je pense que justement Valérie Pécresse accepte la diversité des opinions dans sa majorité. Nous formons une bonne équipe, avec Farida et Patrick, et avons la chance d’avoir une présidente réceptive sur ces sujets. Mais il y a toujours des équilibres, des arbitrages, des tiraillements dans une majorité. C’est pourquoi il est tellement important, sur des scrutins de liste comme celui-ci, que toutes les sensibilités et tous les engagements soient représentés. Car il ne faut pas se leurrer : le risque homophobe n’est jamais loin.
Les élections régionales vont se tenir en juin mais les questions de santé sont absentes en dehors de l’épidémie de Covid. Vous le regrettez ?
Bien sûr. La santé était déjà une préoccupation importante des Franciliens, et la Région a par exemple agi pour lutter contre le manque de médecins dans certains territoires, malgré des compétences qui ont été restreintes par la loi en 2014 concernant la santé. Mais avec le Covid, les questions de prévention et de dépistage ont été davantage mises en avant et j’espère que cela créera un mouvement de fond pour lutter contre toutes les pandémies. Alors oui, j’espère qu’on parlera bien davantage de santé et dans cette campagne, et de lutte contre le VIH/sida. Notre Région est l’une des plus touchées d’Europe. Celles et ceux qui pensent que la lutte contre le VIH/sida c’est juste pour faire joli dans le décor se trompent : ce sont des politiques publiques qui parlent à des centaines de milliers de Franciliens, et qui méritent d’être conduites dans la durée, avec constance, avec des partenariats de long terme. C’est un sujet dont nous serons nombreux à parler pendant la campagne.
L’épidémie de VIH/sida a montré l’importance de l’implication des personnes atteintes dans les dispositifs de lutte et de prise en charge. Cette leçon a-t-elle été apprise pour gérer le Covid ? La Region s’est-elle suffisamment appuyée sur les acteurs et actrices de terrain ?
C’est en effet un des apports incontestés de la lutte contre le VIH/sida à la santé publique. Une leçon précieuse : s’appuyer sur les personnes concernées, mobiliser le tissu associatif, secouer les lourdeurs administratives. De ce point de vue la Région a démontré sa souplesse et sa réactivité, en organisant très rapidement les distributions de masques, le dépistage, etc. Demain, nous pourrons tirer les leçons de la crise du Covid, et voir aussi ce que cela peut nous apporter en termes de lutte contre le VIH/sida. Prévenir, dépister, ne pas stigmatiser, ces mots d’ordre nous les connaissons bien.
Votre mandat à la présidence arrive bientôt à sa fin. Souhaitez-vous qu’il soit renouvelé ?
Oui, même si la décision ne m’appartient évidemment pas, puisqu’il faut que je sois réélu conseiller régional et que le Conseil d’administration du Crips m’accorde à nouveau sa confiance. On n’est jamais propriétaire d’un mandat de président d’association, on est toujours en revanche responsable de son investissement dans la lutte. Le travail entrepris avec les équipes que je salue, avec les partenaires, se situe sur le long terme. Nous avons un objectif clair, qui se situe dans le prochain mandat : être un des acteurs principaux d’une Région qui atteint le 95/95/95. Valérie Pécresse a fait approuver à l’unanimité le plan « Pour une Île-de-France sans sida » qui donne des moyens sur le long terme à cette ambition. Je souhaite pouvoir poursuivre cette action, aussi bien que les actions innovantes que le Crips mène pour la santé des jeunes, en lien avec un exécutif régional avec qui nous avons, je pense, la même ambition en partage.
De quelles actions êtes-vous le plus fier durant ces années de présidence ?
Il y en a tant ! Et ce sont des fiertés souvent collectives avec les équipes et de très nombreux partenaires associatifs et institutionnels. Je garde un souvenir particulièrement fort de ces mois de septembre et octobre 2019 à sillonner l’Île-de-France avec la Boucle du Ruban Rouge et tous ses partenaires. La prévention pour tous, partout, le rappel de l’importance de la lutte contre le VIH/sida en France et aussi à l’international puisque le point d’orgue en fut la Conférence de reconstitution du Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose, le paludisme. Je pense à d’autres souvenirs, comme le fait d’avoir pris la parole à la Bastille à l’arrivée de la Marche des fiertés pour partager les combats que nous, homosexuels, lesbiennes, bi, trans, avons encore à mener. Et, de manière plus personnelle, à notre équipe de pétanque du Crips pendant les Gay games, qui ne fut pas un grand succès mais un moment de cohésion important.
Nous avons, avec le bureau du Crips et toutes les équipes, beaucoup de fiertés. Avec regret, je ne vais en choisir que trois. La première, ce sont les campagnes dans les transports en commun, des campagnes sur le dépistage, sur la diversité des moyens de prévention, sur la lutte contre les LGBT-phobies, sur la lutte contre la sérophobie à partir du magnifique film Vivre. Voir passer ces messages, notamment le I=I, dans les trains et les RER, laisser la parole à des personnes vivant avec le VIH, je crois que c’était une première en France et que c’est très important. La deuxième fierté, c’est d’avoir étendu nos programmes en matière de santé des jeunes à des problématiques comme la santé mentale et la prévention du suicide, qui touche particulièrement les jeunes LGBTI+. La troisième fierté est celle de la réactivité du Crips : réactivité quand il a fallu mettre en place le service sanitaire, réactivité des équipes du Crips qui ont participé, aux côtés de l’ARS et de la Région, à la lutte contre le Covid, tout en continuant les actions de prévention santé jeunesse et de lutte contre le VIH/sida.
Quelles seraient vos priorités et les moyens que vous demanderez pour un nouveau mandat ?
Je n’ai aucun doute sur le fait que nous pourrons mener à bien nos missions avec les moyens suffisants. « Pour une région Île-de-France sans sida » était une priorité du premier mandat : comment imaginer que ce ne soit pas le cas au 2e mandat ? Alors même que la région de Londres est en train de s’en approcher ? Je ne le vous cacherai pas, certains au Conseil Régional sont encore à faire primer le rejet des gays et des migrants sur la santé publique. Ces combats pour les valeurs ne sont jamais terminés, encore moins en ce moment avec un RN élevé même en Île-de-France, à près de 30 % au niveau national, qui fait perdre leur boussole à de nombreux politiques. Je sais que Valérie Pécresse sera constante dans ses engagements et son soutien aux personnalités qui l’entourent. Dans la lutte contre le VIH/sida. Et bien sûr dans la lutte contre les LGBTphobies. Île-de-France prévention santé sida sera au cœur de cette ambition. En développant également son action de prévention auprès des jeunes, avec de nouveaux outils numériques. Sans cesse nous devons renouveler les messages pour être sûr de toucher chacun et chacun.
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