Face au chemsex, le médecin Thibaut Jedrzejewski réclame un sursaut de la communauté LGBTI+
« Le confinement a ouvert les consommations à de nouvelles situations et amène des problèmes plus graves. Nous voyons émerger sur le terrain des conséquences extrêmement difficiles, des complications graves, psychiques, sexuelles et somatiques. »
Thibaut Jedrzejewski est médecin généraliste au 190, centre de santé sexuelle, qui a développé une expertise en santé gay et LGBTI+, et à Gaïa Paris. Il travaille principalement sur les addictions et la santé gay. Le 4 mars dernier, il signait « L’urgence du chemsex chez les hommes gays en temps de Covid », une tribune sur Slate pour alerter sur la nécessaire mobilisation sur le chemsex (utilisation de produits psychoactifs en contexte sexuel).
Dans ce texte très fort, il appelle toute la communauté LGBTI+ à se mobiliser sur cette question. C’est pourquoi nous avons jugé indispensable de lui donner la parole sur Komitid.
Komitid : Qu’est-ce qui vous a conduit à rédiger cette tribune dans Slate ?
Thibaut Jedrzejewski : D’abord il y a l’urgence de la situation. Cela fait 10 ans que nous accumulons des connaissances sur le chemsex. Il y a eu plusieurs alertes, régulièrement, de médecins généralistes, infectiologues ou addictologues investis dans la santé gay. Je ne suis pas le premier. Mais le confinement a ouvert les consommations à de nouvelles situations et amène des problèmes plus vite et plus graves. Nous voyons émerger sur le terrain des conséquences extrêmement difficiles, des complications graves, psychiques, sexuelles et somatiques. À force de voir ces patients arriver, et face à eux les limites de l’offre de soins actuelle, j’ai voulu réagir. C’était assez viscéral, j’ai toujours voulu placer le soin au centre de ma communauté et notre réponse est insuffisante.
La deuxième raison est que je voulais replacer le chemsex, ou plutôt ses complications, dans le contexte gay. Le VIH, la PrEP, la sexualité, les parcours de vie… Je vois régulièrement des personnes qui ont un suivi depuis des années en addictologie ou en psy et qui n’ont jamais ou quasi jamais attaqué le noeud du problème : l’estime et l’image de soi, la performance, la solitude, les traumas liées à la sexualité ou à l’orientation sexuelle… Je vois encore beaucoup de personnes qui acceptent d’être gay dans le discours mais pas dans leur vie. Il y a énormément d’homophobie intériorisée et de sérophobie. La société actuelle nous laisse croire que tout va mieux pour les gays mais l’intégration paisible de l’homosexualité ou d’une séroconversion VIH dans les parcours de vie est encore régulièrement très compliquée.
En quoi l’épidémie de Covid a-t-elle aggravé la situation de certains gays par rapport au chemsex ?
Il y a des personnes qui consommaient déjà et qui s’enfoncent ou des personnes qui commencent ou recommencent du fait du confinement, du couvre-feu. Les gens se sentent seuls, isolés, leurs sorties habituelles manquent, que ce soit pour l’activité physique, la détente, la culture… Les stimulations habituelles sont extrêmement réduites, il y a moins de soupapes de décompression dans le quotidien, moins de rencontres. L’affection banale, celle de nos amis, de notre entourage, celle que l’on s’échange au cours de moments de détente n’existe plus ou quasi plus. Et c’est surtout très long ! Tout le monde n’a pas les mêmes ressources pour s’adapter à cette situation. Tout le monde n’a pas le même seuil de tolérance. À force de se forcer à respecter le cadre, il y a un risque de rupture et lorsqu’elle arrive, les comportements impulsifs peuvent vite nous faire perdre nos repères et nous faire prendre des risques.
Tout cela potentialise le risque addictif, le glissement qui s’opère vers une consommation problématique, aussi parce qu’elle vient compenser un passage difficile, un manque. Cela facilite l’initiation aux produits psycho-actifs, le passage à l’injection, à une consommation plus régulière…
D’où tirez-vous l’estimation qu’un gay sur cinq serait concerné par le chemsex ? Existe-t-il un recensement des cas graves ? Des morts ?
Les morts par overdose sont recensées par plusieurs systèmes de surveillance mais ces données sont limitées et sous-estimées parce que beaucoup de décès ne sont pas attribués aux produits eux-mêmes pour différentes raisons.
Il n’y a pas de recensement des cas graves, ce sont des remontées du terrain. Quelques études ont évalué la proportion de chemsexeurs chez les Hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) dans les files actives de différents Cegidd, centres de santé sexuelle, à l’hôpital et en ville.
Le vrai chiffre se situe plutôt entre un sur cinq à un sur dix, les estimations diffèrent en fonction des lieux de consultation qui nous donnent ces chiffres. Mais je pense qu’il y a une sous-déclaration de l’usage à cause de l’appréhension du stigma comme c’est le cas régulièrement.
Par ailleurs le terme « personnes concernées » peut avoir une définition plus large : on voit énormément de personnes qui ne sont pas consommatrices ou seulement ponctuellement. Mais elles sont confrontées d’une autre manière au chemsex et elles nécessitent justement une attention particulière en terme de réduction des risques et de prévention. Cette confrontation se fait par la participation à des soirées dans lesquelles l’entourage prend des produits, via les applications de drague, les dealers omniprésents et les sollicitations. Beaucoup se laissent tenter. Il y a une pression communautaire bien décrite dans les études. On a envie de participer, de faire partie de ces groupes qui prennent du plaisir ensemble. Enfin, on peut aussi être témoin de surdose, de troubles psychiatriques, de prises de risques importantes via des mélanges, des injections mal faites ou des consommations en grande quantité. Les infos sur les effets et risques détaillés des produits ne circulent pas beaucoup.
« Je vois de plus en plus de personnes pour qui les mesures sanitaires sont trop restrictives ou qui ont du mal à s’adapter. Leur santé se dégrade, elles prennent plus de risques. »
Dans votre expérience de médecin, qu’est-ce qui a changé ces derniers mois ?
Ce n’est que mon expérience donc un point de vue limité. Mais je vois de plus en plus de personnes pour qui les mesures sanitaires sont trop restrictives ou qui ont du mal à s’adapter. Leur santé se dégrade, elles prennent plus de risques. Et les demandes de soin sont souvent urgentes et complexes. Elles demandent du temps et une certaine réactivité. Ce qui nous manque de plus en plus. Les injecteurs peuvent se retrouver avec des bras extrêmement abîmés avant de consulter, la sexualité peut déjà être complètement envahie par le produit, le basculement vers une précarité déjà enclenché. C’est le principe de l’addiction, on se retrouve dépassé par le produit et on continue à consommer même si on veut arrêter et même s’il y a des conséquences négatives très graves. Les consultations ont lieu à des moments critiques. C’est aussi pour cela que je m’obstine à mobiliser pour intervenir plus tôt et plus largement.
Vous estimez que les solidarités internes à la communauté sont « bancales ». Que voulez-vous dire par là et en quoi cela peut être un facteur aggravant de l’utilisation de produits psychoactifs en contexte sexuel ?
Se sentir serein au sein d’un groupe est important pour les gays. Ils sont souvent moins à l’aise dans un monde hétéronormé et toujours potentiellement homophobe. Il y a un fort besoin de solidarité, de mise en commun, de partage et d’affections. C’est ce que viennent chercher les jeunes gays dans les grandes villes, c’est ce dont on parle lorsqu’on parle de « famille logique » en opposition à la « famille biologique ». Il y a une force communautaire essentielle à nos vies et parfois survies.
Pour autant, cette communauté est aussi imprégnée de ses normes : les gays noirs, arabes et asiatiques témoignent du racisme qu’ils subissent au sein de la communauté depuis des années, la féminité est souvent malmenée en soi et envers les autres, il y a une pression grandissante sur l’image corporelle… On se focalise beaucoup sur l’apparence, on ne prend plus le temps de rencontrer les gens, de laisser naître et s’exprimer le désir dans toute sa complexité. On réagit à des excitations, on se fait souvent avoir… Il y a un jeu entre l’excitation et le désir et on finit par avoir du mal à concilier les deux.
En plus de tout cela, on peut vite se perdre dans le côté normatif de ce qui est excitant ou non. C’est encore la pression communautaire. On veut se ressembler, avoir les mêmes désirs pour se sentir plus proches, plus en confiance, mieux acceptés. Et c’est tout à fait normal ! Mais il y a plein de modes de vie, et autant de désirs que de personnes. On a besoin de prendre un peu de recul sur nous-mêmes et d’avoir plus de modèles diversifiés. Calmer le jeu en fait !
« La prise de conscience commence à arriver même si les campagnes d’information sont trop limitées. »
Ce qu’il manque le plus cruellement selon vous, ce sont des ressources pour aider les personnes confrontées au chemsex ? Une réelle prise de conscience ? Des campagnes d’information ?
Il manque déjà clairement des soignants formés à la santé gay. On ne peut pas parler de chemsex sans parler de son contexte. Et il faut en parler autant dans la prévention, que dans la réduction des risques et que dans la prise en charge de l’addiction ou des problèmes qui la précède. La prise de conscience commence à arriver même si les campagnes d’information sont trop limitées. Pour autant je pense que la prévention des complications du chemsex, voire de l’usage de ces produits eux-même, passera par le soin et, comme je l’ai dit, par l’épanouissement de nos affections.
Vous êtes critique du livre de Johann Zarca, « Chems » (éditions Grasset). Qu’est-ce qui ne vous plait pas dans ce livre et dans la façon dont l’auteur en parle ?
Le livre a des avantages mais aussi de gros inconvénients. Il parle de la manière dont les produits peuvent prendre le dessus sur les choses qui sont importantes pour nous et c’est indispensable parce qu’on peut vite se persuader qu’on garde le contrôle alors qu’on n’en a aucune idée. Mais cela ne change pas grand chose à la culpabilisation des usagers, l’auteur suggère qu’il avait la main sur sa descente aux enfers sans contrebalancer par les déterminants de l’addiction, de ce qui fait glisser. Il ne parle pas du contexte gay, très peu de ce que les produits viennent combler dans les vécus gays. Il y a un truc que je remarque, bien que je sois biaisé par les consultations, c’est que s’il y a la moindre faille dans la sexualité ou dans la construction de soi en tant que gay, les produits viennent s’y engouffrer. Et cela même lorsqu’ils sont d’abord simplement utilisés pour le plaisir.
Un autre problème est son point de vue sur la sexualité gay. Il y a plusieurs fois dans ses mots une fascination qui vient renforcer un regard hétéronormé relativement étouffant. Au lieu d’ouvrir les possibles, on se sent vite condamnés.
« Nos luttes ne sont pas terminées, il faut aussi changer la société, permettre à chacun de s’épanouir. »
Il y a déjà eu plusieurs appels à la mobilisation sur la question du chemsex. Je pense en particulier à une tribune du président de Aides dans Libération en 2017. Plus récemment, sur Komitid, Jean-Luc Romero Michel a aussi alerté sur cette épidémie. Pourquoi les choses ne bougent-elles pas selon vous ?
Les prises de paroles ne suffisent pas. Les choses doivent bouger sur le terrain. On a besoin de soignants qui se forment, de consultations dédiées, de centres dédiés, il faut innover dans le soin, il faut que les associations LGBTQI+ et de lutte contre le sida s’investissent encore davantage dans les questions de santé mentale, il faut continuer à militer contre l’hétéronormativité et l’homophobie, continuer à inventer et à valoriser de nouveaux liens affectifs et sexuels entre nous.
Avec les consultations PrEP et VIH, on a aujourd’hui la possibilité d’informer et de faire de la prévention largement. On a la possibilité de détecter des difficultés affectives et sexuelles, qu’elles soient liées au VIH, à de l’homophobie intériorisée, à des traumas ou des parcours difficiles… Mais ce n’est pas fait suffisamment en pratique et surtout, cela ne fait pas tout. Nos luttes ne sont pas terminées, il faut aussi changer la société, permettre à chacun de s’épanouir. Finalement ce n’est pas la drogue en elle-même qui me préoccupe le plus, c’est difficile de dire ça, de la drogue il y en aura toujours et nous sommes aujourd’hui tous d’accord sur le terrain pour dire que la répression ne fonctionne pas. Ce qui me gêne c’est à la fois le fait que ces produits viennent répondre extrêmement efficacement à certains besoins des hommes gays et le fait qu’ils ont des conséquences d’autant plus désastreuses. Il faut du soin, des espaces de solidarité, de soutien, de rencontres réelles, de partage. Il y en a déjà, il faut les valoriser et en créer de nouveaux. Il faut imaginer ce qui nous permettra enfin de vivre comme on veut, comme on est.
Pour trouver de l’aide et des informations :
- Le numéro d’appel d’urgence « chemsex » de AIDES : 01 77 93 97 77 (numéro non surtaxé)
- La page du site de Drogues Info Service dédiée au Chemsex
- Le site internet http://chemsex.fr, concu par le COREVIH Lyon Vallée du Rhône
- Le site Sexosafe dédié à la sexualité des hommes qui aiment les hommes
- Le groupe d’entraide Facebook pour les usager·ères du chemsex mis en place par l’association AIDES (groupe fermé accessible sur demande).
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