« Fraise et chocolat » : avancées et régressions à Cuba, 30 ans après la sortie d'un film culte sur l'homosexualité
La sortie de l'emblématique « Fraise et chocolat » en 1993 à Cuba a marqué le début de la reconnaissance des droits des personnes LGBT sur l'île.
La sortie de l’emblématique « Fraise et chocolat » en 1993 à Cuba a marqué le début de la reconnaissance des droits des personnes LGBT sur l’île. Mais pour Jorge Perugorria, l’un des protagonistes du film, cette avancée a été contrebalancée par une régression en termes de liberté d’expression.
Basé sur le roman d’un jeune écrivain cubain, le film s’insurge avec humour et tendresse contre l’intolérance politique, sociale et culturelle et le langage dogmatique des défenseurs de la révolution et du machisme.
Il dépeint ce contexte à travers l’histoire de Diego, un amateur d’art gay et raffiné qui, dans un environnement de censure et d’homophobie, se lie d’amitié avec David, fervent partisan du parti communiste au pouvoir.
Tous deux ont été interprétés par des acteurs cubains jusqu’alors pratiquement inconnus, Jorge Perugorria et Vladimir Cruz.
À l’occasion du 30e anniversaire de la sortie du film, qui a marqué un tournant dans le cinéma cubain, ces protagonistes sont réunis dans la demeure du début du 20e siècle du centre de La Havane qui servit de décor.
Il y a eu « une catharsis collective », se souvient auprès de l’AFP Jorge Perugorria, sur une terrasse du bâtiment, divisé en appartements lors de la révolution et aujourd’hui réaménagé en restaurant.
« C’était comme si le public ressentait le besoin d’avoir vu ce film (…) parce qu’il traitait peut-être de ce que beaucoup avaient en tête (…) des frustrations, de cette série de questions qui avaient tardé » à intégrer les conversations sociales, se souvient-il.
Cuba entrait alors dans une grave crise économique qui se poursuit aujourd’hui en raison du retrait de l’aide soviétique à l’île, ainsi que des conséquences de la sévère politique mise en oeuvre 20 ans plus tôt, marginalisant les dissidents politiques mais aussi les minorités sexuelles.
“Métaphore presque impossible”
« L’étreinte finale » entre Diego et David « est un chant, une réconciliation entre les Cubains », mais « elle est aujourd’hui plus éloignée qu’elle ne l’était il y a 30 ans », estime Jorge Perugorria, qui incarne Diego dans le film.
« Les différences entre les Cubains se sont creusées » et l’étreinte « est devenue une métaphore presque impossible », estime-t-il.
Pour Vladimir Cruz, 58 ans, David dans le film, celui-ci n’a pas seulement « identifié les réprimés, mais aussi les répresseurs ».
« Des personnes sortaient des cinémas en disant : “J’ai agi comme ça, j’ai été intolérant, j’ai réprimé des homosexuels” », se souvient-il, au milieu de photos et sculptures que l’établissement a conservées de la scénographie.
Cette histoire montre comment « le droit de participer à la société a été retiré à ceux qui pensaient différemment. En ce sens, je pense que la société cubaine a progressé en tant que peuple, mais au niveau officiel, nous avons régressé », juge-t-il.
L’acteur se félicite de la légalisation en 2022 sur l’île du mariage pour tous.
« Mais quiconque pense différemment, au millimètre près, de l’idéologie prédominante ou de l’idéologie officielle, continue de souffrir des mêmes problèmes qui ont poussé Diego à émigrer », dans le scénario du film, déplore-t-il, alors que Cuba fait face à une vague de départs sans précédent.
L’acteur cite le cas des plus de 300 jeunes qui organisèrent une manifestation inédite en faveur de la liberté d’expression en novembre 2020 et dont bon nombre ont fini par émigrer.
Le Festival international du nouveau cinéma latino-américain, qui s’ouvre vendredi à La Havane, rendra hommage au film, l’un des plus grands succès du cinéma cubain contemporain récompensé par de nombreux prix, dont un Ours d’argent à Berlin, un Goya du meilleur film étranger en langue espagnole et le prix du jury au festival de Sundance.
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