Manuel Abramovich, réalisateur de « Pornomelancolia » : « Le problème avec le VIH, c'est le tabou et le stigmate qui l'entourent »
Pour la sortie de son film « Pornomelancolia », Komitid s'est entretenu avec Manuel Abramovich sur le milieu du X, les réseaux sociaux, la séropositivité, et son langage cinématographique unique.
Après avoir parcouru les festivals du monde entier en se construisant une solide réputation et en glanant quelques prix au passage, le nouveau film de Manuel Abramovich, Pornomelancolia, sort enfin dans nos salles obscures. Avec pour toile de fond le monde du X et du travail du sexe à l’ère moderne, le réalisateur argentin chronique le quotidien de Lalo (superbement joué par l’acteur porno Lalo Santos), acteur porno gay décidé à se faire un nom.
Loin d’un simple rise and fall à l’américaine, le film d’Abramovich préfère se plonger dans l’intériorité de son personnage, en proie à une solitude corrosive dans une industrie qui lui impose de filtrer ses émotions et de performer à l’extrême sa masculinité.
En plus d’être l’une des fulgurances de l’année, Pornomelancolia nous fait découvrir l’œuvre précieuse d’un cinéaste au langage cinématographique rare (ses trois premiers long-métrages ne sont malheureusement pas sortis en France). Il dépoussière l’éculé thème de la solitude sous le règne du numérique par un traitement anti-sensationnalisme, et laisse ainsi place à une étude de personnage passionnante qui n’oublie jamais sa teneur politique. Par sa liberté et son audace de mise en scène, le film compte plusieurs des plus belles scènes de cinéma en 2023.
Komitid s’est entretenu avec son réalisateur, Manuel Abramovich.
Komitid : Qu’est-ce qui vous a inspiré l’envie de faire Pornomelancolia ?
Manuel Abramovich : Dans mon travail, je me suis toujours intéressé à ce mouvement entre être une personne et être un personnage. Parce que je pense qu’on joue tous·tes des personnages dans nos vies quotidiennes. Des personnages qui sont parfois plus conscients, parfois plus inconscients, qui nous aident à vivre et à survivre dans nos vies, nos métiers, nos familles, en société… Donc en ce sens, mes trois derniers films faisaient partie d’une série avec des questions personnelles que je me suis posées sur ma propre masculinité. La masculinité vue comme un personnage que, dans mon cas, j’avais interprété pendant 30 ans. Je me suis vite aperçu que le genre est un grand personnage qu’on doit interpréter selon notre génitalité, un scénario qu’on doit suivre toute nos vies. Je me suis donc intéressé à ces milieux professionnels où la masculinité était soit un personnage, soit un instrument pour arriver à autre chose. Dans Pornomelancholia, je voulais explorer les spécificités de la pornographie, et le fait d’utiliser son propre corps comme outil de travail. Je me posais des questions sur l’exhibitionnisme, sur le fait de se créer une image de masculinité dans le porno, qui reproduit des images et représentations qui restent dans la culture et nos désirs
Vous avez senti le besoin de vous documenter sur le travail du sexe ou pas du tout ?
Oui bien sûr j’en ai eu besoin, mais ce qui m’intéressait au début ce n’était pas la pornographie en soi, c’était plus le fait d’utiliser son corps comme outil de travail et de l’exhiber face aux autres. Je voulais faire un film qui parle de beaucoup de sujets politiques qui me traversent, comme le capitalisme, le patriarcat, la solitude, les réseaux sociaux, la dépression, le besoin d’amour… C’était intéressant d’étudier un peu la pornographie actuelle, dans un contexte où on est tous en train d’exhiber nos vies d’une façon un peu pornographique. Notre intimité est exposée sur les réseaux sociaux tout le temps, et on crée des images de nous-mêmes. J’ai passé deux ans à faire des recherches sur tout ça.
Une large partie du film se passe lors d’un tournage de film X, où Lalo et les autres acteurs interprètent les luttes d’Emiliano Zappata, le révolutionnaire mexicain. D’où vous est venue cette idée ?
Ça c’est venu quand j’ai rencontré Diablo, un célèbre réalisateur de films pornos mexicains que j’ai ensuite engagé pour jouer son propre rôle de cinéaste X dans le film. Il me fascinait parce que ça fait 20 ans qu’il fait des films où il parlait de beaucoup de sujets identitaires, même politiques, sur l’histoire et la culture mexicaine ou latino-américaine, à travers ses films pornos, le tout avec beaucoup d’humour. C’est lui qui a eu cette idée avec Zappata, il réfléchit beaucoup dans ses films à l’identité du Mexique. Il aborde des sujets comme la corruption au Mexique, la police, les luttes révolutionnaires et politiques, il est passionné par Buñuel… C’est un vrai artiste, et on a profité du tournage de mon film pour tourner le sien en même temps, qui devrait d’ailleurs bientôt sortir. C’était comme deux tournages un peu frère et sœur qui se passaient en même temps. Et des fois, le tournage porno était un peu comme le décor de mon tournage. Et des fois, mon tournage, c’était un peu le décor du tournage porno, on se perdait un peu (Rires).
Vos tournages ont l’air très libres, quelle place prend le scénario dans tout ça ?
En effet, je laisse beaucoup d’espace, même si j’ai quelque chose que j’appelle « scénario hypothétique ». C’est un scénario qui sert de guide sur le tournage, mais je sais qu’après, ça va être complètement différent dans la version finale du film. Ça m’aide beaucoup pendant le tournage, pour avoir une espèce de structure, mais en même temps je m’en défais facilement. En ça je pourrais dire que mes films sont vraiment non-binaires (Rires). On ne peut vraiment pas les définir entre documentaire et fiction.
À quel moment du projet est arrivé Lalo Santos, acteur principal du film mais aussi acteur porno dans la vie ?
C’est justement Diablo qui m’a introduit au travail de Lalo. Quand je l’ai découvert sur les réseaux sociaux, j’étais vraiment fasciné de la façon dont il dirigeait sa vie. Il avait créé un personnage de lui-même, ce macho mexicain et hyper viril qui fascinait le public. Mais quand je l’ai rencontré personnellement la première fois, j’ai rencontré une personne complètement différente. Quelqu’un de très sensible, peu sûr de lui, rempli de tendresse. C’est quelqu’un de très intelligent, qui réfléchit beaucoup et qui est très conscient de la performativité dont on parle dans le film. C’était le partenaire parfait pour faire ce film, l’idée n’ayant jamais été de faire un portrait de lui.
Et comment s’est passé la collaboration avec lui ?
Au début, on a passé beaucoup de temps ensemble, à parler et à se raconter des choses sans caméra, sans filmer. Il était super intéressé parce qu’évidemment le porno c’était quelque chose qu’il faisait déjà dans sa vie. Mais il ne montre pas l’autre côté, l’envers du décor. Il m’a raconté beaucoup d’histoires de sa vie, mais je voulais être clair sur le fait que le film allait rester une version de lui, pas un portrait fidèle à son vécu, même si on c’en s’est beaucoup inspiré.
« Aujourd’hui on n’a plus besoin de personne pour transformer nos corps en produits »
Vous semblez beaucoup aimer l’idée de tourner avec des acteurs non-professionnels. Pourquoi cela ?
Pour moi, c’est toujours important quand j’invite quelqu’un à faire un film qu’il ait une raison personnelle de faire partie du projet. J’ai une grande curiosité pour les gens et j’aime beaucoup rencontrer différentes personnes. Pour moi c’est ça faire des films : pouvoir rentrer chez les autres, vivre plusieurs vies, et rentrer dans différents univers. C’est pourquoi je travaille toujours avec des personnes qui existent, et je leur propose de jouer un rôle qui leur ressemble. Ce n’est pas exactement un portrait d’eux, mais ce sont des rôles qui sont basés sur leurs expériences et aussi sur d’autres, plus fictionnées. Je ne vois pas du tout mon travail comme étant du documentaire.
C’est un milieu qui traîne énormément d’idées reçues. Vous aviez aussi envie de déconstruire tout ce qu’on pense savoir de cette industrie et de ceux qui la composent ?
Oui totalement, c’était intéressant de voir comment la pornographie existe aujourd’hui de plusieurs façons. Pas juste la pornographie à proprement parlé, où on couche devant une caméra, mais aussi cette manière de montrer nos vies et notre intimité de manière un peu pornographique, comme la plupart des gens le font sur Instagram. C’est pour ça que je voulais montrer ce parcours entre les différents pornos, celui un peu plus amateur sur Twitter et Grindr, des réseaux un peu plus personnels, et cette expérience d’une réelle industrie, un peu plus old school.
Quel regard portez-vous sur Onlyfans, et cette nouvelle façon de faire du X ?
Pour moi, c’est un peu comme le summum, l’exemple parfait du système dans lequel on vit, où on n’a plus besoin de personne pour créer son propre business et transformer nos corps en produits. Je trouve ça super, le travail du sexe c’est un travail ! Quelle est la différence entre travailler pour une usine en tant qu’ouvrier, ou travailler pour OnlyFans en faisant son son propre argent, en gérant soi-même son temps et en utilisant son corps comme on le souhaite ? C’est un système qui a évidemment des défauts, qui nous pousse à être de plus en plus seul. Surtout avec les réseaux sociaux, pas juste le porno. On croit qu’avoir des milliers de followers c’est être accompagné ou aimé, on cherche des likes avant de se coucher en scrollant sur Instagram pour sentir de l’amour, sentir qu’on a plein d’amis, des gens qui te connaissent, qui attendent tes commentaires, tes photos. Mais en fait, ça nous rend de plus en plus seul.
« La plupart des films parlent du VIH encore comme un problème ou un tabou »
Quand on pense à des films dans l’univers du porno, de Boogie Nights à Lovelace, on pense à une industrie très sexy et torride. Pourtant votre but ne semble absolument pas d’érotiser les corps et les scènes…
Oui tout à fait. Dans mes films j’aime beaucoup jouer avec le hors de champ. Je pense que des fois, la façon la plus intéressante de montrer quelque chose, c’est de ne pas le montrer, justement. Je me suis mis cette règle formelle de faire un film sur la pornographie sans jamais voir l’acte sexuel, c’était un peu mon challenge (Rires). De toute manière je voulais depuis le début que le porno ne soit qu’un contexte qui me donne l’opportunité de parler des vrais sujets du film, à savoir la solitude et le besoin d’amour. D’où le titre, qui traduit très bien l’alternance entre ces deux éléments clés.
Il y a aussi une très belle scène où les acteurs pornos parlent de séropositivité et d’infections sexuellement transmissibles. Vous en parlez très simplement, en rappelant qu’on vit bien aujourd’hui en étant séropo ? C’était important pour vous ?
Cette scène n’était pas du tout écrite, j’ai juste demander aux comédiens s’il voulait en parler et je les ai filmés le faire. C’est venu très naturellement parce que les IST, c’est quelque chose de quotidien pour les travailleurs du sexe. Pour ce qui est du VIH, je pense que le problème n’est plus le VIH en lui-même, parce qu’il y a des traitements. Le problème, c’est le tabou et le stigmate que la société et le manque d’informations créent. C’est dingue qu’on n’en parle pas, que beaucoup aient, encore en 2023, l’image du VIH des années 90. On peut vivre avec un traitement et avoir une vie complètement normale. Donc oui c’était important pour moi de lutter contre cette image. La plupart des films parlent du VIH encore comme un problème ou un tabou, alors je pensais que c’était bien d’aborder le sujet dans une scène où on finit même par en rire un peu.
Dans le film il y a peu de personnages féminins. C’était conscient de votre part ?
Oui carrément ! En fait il y en a quelques uns mais qu’on voit peu, ce sont des personnages d’autorité dans le film, dans un contexte où les hommes se sentent tous un peu seuls. Pour moi, les femmes étaient un peu comme une espèce d’énergie, d’amour qui les entoure. En particulier Lalo, qui rencontre sa cheffe au chantier, la médecin, la psychologue à la fin, et surtout sa mère qu’on ne voit pas. C’était plus puissant de ne jamais la voir. Mettre peu de personnages féminins a finalement renforcé leur présence à l’écran.
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