Inés Maria Barrionuevo, réalisatrice de « Camila sortira ce soir » : « En Argentine il y a toujours une résistance à ce que les femmes décident de leur propre corps »

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Pour la sortie de son superbe film « Camila sortira ce soir », la réalisatrice Inés Maria Barrionuevo s'est entretenue avec Komitid sur l'Argentine, sur son personnage d'adolescente révoltée, et sur le regard féminin.

inés maria barrionuevo
Inés Maria Barrionuevo - Outplay

Après les sorties en début d’année de Cœur Errant, Un Varon, Sublime, Le Prédateur, ou encore Règle 34, puis des futurs Pornomelancolia et Désert Privé, il devient impossible d’ignorer l’immense vivier qu’est l’Amérique du Sud pour le cinéma queer actuel. De la Colombie au Brésil et passant bien souvent par l’Argentine, les récits LGBTQ+ se délocalisent de plus en plus, pris à bras le corps par des cinéastes jeunes aux regards nouveaux.

Alors, avec éclat et colère, le nouveau film d’Inés Maria Barrionuevo, Camila sortira ce soir, ajoute sa très belle pierre à un édifice en pleine construction.

Dérives sexistes

Dans ce coming-of-age centré sur le parcours de Camila, jeune fille arrivant avec sa famille à Buenos Aires dans une nouvelle école, la réalisatrice aborde frontalement les dérives sexistes d’une société étouffée par la religion qui emprisonne les femmes. Elle y fait le portrait d’une jeunesse divisée, en se concentrant sur celle des marginalisés, révoltés par les injustices qui sévissent et dont ils et elles sont, bien souvent, les premières victimes.

Grâce à son personnage principal, étonnant d’assurance, elle ré-assigne au genre du teen-movie une dimension politique galvanisant, tout en traitant avec adresse des problèmes personnels de son héroïne. De sa relation très émouvante avec sa mère à ses amours compliquées entre filles et garçons, en passant par sa farouche opposition aux principes misogynes de son école, le personnage de Camila surprend par sa richesse d’écriture. Le film avait été le premier lauréat du Prix Libertés Chéries au dernier festival Chéries-Chéris.

Komitid a pu s’entretenir avec la réalisatrice sur ce film si particulier, sur son personnage unique et ce qui l’a poussée à raconter une telle histoire.

Komitid : Qu’est-ce qui vous a inspiré pour raconter cette histoire ?

Inés Maria Barrionuevo : Cela a commencé un peu avec les marches pour la légalisation de l’avortement, puis il y a eu le 8 mars, la marche des fiertés… Je voyais de très jeunes étudiantes manifester, c’était une population très libre et différente des générations précédentes dans leurs idées et questionnements sur le genre. Je voulais donc le transposer dans le scénario sans pour autant chercher à être totalement fidèle à la réalité. Cela aurait pu ne pas fonctionner aussi bien, étant consciente que ce n’était pas un documentaire, que peut-être que les jeunes ne parlaient pas ainsi…

Le plus gros atout du film est évidemment le personnage de Camila, caractérisé par sa force d’esprit, jusque dans le titre. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture du personnage ?

Je voulais travailler sur un personnage qui soit plus que jamais ancré en elle-même, soit cette jeune fille de 17 ans avec des idées très claires et qui sait où elle va dans la vie. Mais aussi qu’elle ait ses nuances et ses complexités, les doutes propres à cet âge, ou par exemple ce qui émerge avec sa mère et dans son foyer, ce qui est propre à l’adolescence. Et que cette puissance soit également menacée par le monde différent dans lequel elle entre. Le processus de casting a été rapide, nous avons toujours pensé qu’il fallait d’abord trouver cette Camila, puis s’occuper de son environnement, de sa famille et de ses amis. Quand Nina Dziembrowski est apparue, il était assez clair que c’était elle. C’est une actrice qui facilite le travail de tout le monde. Elle comprend parfaitement ce qu’elle doit faire et le fait comme si cela ne lui coûtait rien. Cela se voit à l’écran et c’est unique, car c’est une force qui est simplement là, palpable. Elle a porté le poids que peut être celui d’un rôle principal du début à la fin, avant même d’avoir dix-huit ans !

Cette force de caractère chez une jeune fille en pleine construction, queer de surcroît, est rare. Habituellement, nous voyons des adolescentes un peu perdues et fragiles. Est-ce quelque chose que vous vouliez inverser ?

Cela m’inspire de penser à de nouvelles façons de parler de la féminité, à des filles qui sont nées dans un contexte de luttes féministes en Argentine, par exemple. Les années 90 ou 2000 ont été très complexes, les informations étaient plus diffuses. Il y a aussi une tendance à montrer une certaine apathie chez les adolescents, comme s’ils étaient toujours perdus, ce qui est une façon de les décrédibiliser un peu, comme si ce n’était pas un moment où se produisent de grandes choses. Je voulais justement travailler sur cette fille qui a les pieds sur terre et qui a grandi dans une autre structure.

Vous êtes-vous inspirée de votre propre expérience de l’adolescence pour le personnage ?

La mienne était à une autre époque et, comme je l’ai dit précédemment, je pense qu’à la fin des années 90 et au début des années 2000, il y avait beaucoup d’apathie en Argentine. Nous sortions d’une décennie de consommation extrême et de canons de beauté hégémoniques qui étaient très destructeurs pour une adolescente. Je pense plutôt que l’inspiration vient de voir quelque chose que j’aurais aimé vivre à l’époque.

Ce groupe d’amis qu’elle forme, marginal et qui ne s’excuse pas d’exister, est-ce quelque chose qui était important pour vous ?

Dans ce groupe de refuge, ce qui m’intéressait le plus était cette tranchée d’amour qu’ils offrent à Camila, ce qui l’aide à se contenir dans un endroit nouveau et hostile. Ces groupes d’appartenance nous ont souvent sauvés, n’est-ce pas ? Il existe souvent ces divisions de groupes assez claires dans les écoles. Et Camila commence un peu à traverser l’un de ces mondes. Dès le départ, on l’accueille et on lui propose d’en faire partie.

« Mon regard est féminin parce que je suis féministe et je ne peux pas ne pas l’être en tant que femme dans ce monde »

Sa relation avec sa mère, bien que conflictuelle, est également très touchante. Comment avez-vous réfléchi à cela ?

Je voulais montrer une mère célibataire qui travaille et élève seule deux filles, soit une famille composée uniquement de femmes qui prennent soin d’elles-mêmes. Il fallait que la relation entre la mère et Camila soit basée sur une grande compréhension, une mère ouverte aux idées et à la sexualité de sa fille, mais où apparaissent néanmoins les tensions propres à la relation mère-fille à une époque où il y a beaucoup de conflits, comme l’adolescence. Cela complexifie la relation et génère beaucoup plus de nuances dans ce lien familial-institutionnel.

On parle beaucoup du “regard féminin” ces dernières années. Dans une histoire comme celle-ci, où les femmes sont au centre d’un monde qui les oppresse, la pertinence de votre regard est évidente. Que pensez-vous en tant que jeune réalisatrice ?

Ce sont des espaces qui sont de plus en plus investis par les femmes, mais il y a encore du chemin à parcourir. Pendant de nombreuses années, les femmes étaient reléguées aux rôles de production ou aux métiers techniques dans le monde du cinéma et dans les films. Mon regard est féminin parce que je suis féministe et je ne peux pas ne pas l’être en tant que femme dans ce monde, dans un tel contexte. Donc, tout ce que je fais, où je place mon art et mon énergie sera en accord avec ça bien sûr. Je ne peux pas m’empêcher de le nommer. Nous avons été formées comme réalisatrices par des hommes, c’est étrange, n’est-ce pas ? Mais en y réfléchissant, ça ne l’est pas tant que ça. Mais cela doit inévitablement changer, et c’est en train d’arriver.

Le film est extrêmement politique et dépeint un pouvoir religieux qui étouffe les femmes et les jeunes. La religion et le patriarcat sont-ils toujours très importants en Argentine ?

Il y a toujours une résistance à ce que les femmes décident de leur propre corps, et plus profondément encore à l’égard du désir des femmes en général. On ne veut pas que les femmes désirent, et si elles le font, il faut les punir sévèrement. Cela remonte à la religion depuis des siècles. En Argentine, la loi sur le mariage égalitaire, la loi sur le genre, le quota d’emploi pour les personnes trans ont été promulgués bien avant la loi sur l’avortement. Alors que dans d’autres pays, la loi sur l’avortement existe depuis les années 60… Cela semble étrange à première vue, mais pour moi, c’est profondément lié aux valeurs religieuses qui ont un grand poids.

Quelles sont vos inspirations artistiques, que ce soit dans le cinéma ou autre, et pourquoi ?

J’ai été inspirée par tout, ma formation ne vient pas du cinéma mais de la communication, donc je n’ai pas eu d’apprentissage érudit de l’histoire du cinéma. J’ai vu cette histoire de manière plus désordonnée et sans accompagnement d’études, c’était plus intuitif qu’autre chose. Le cinéma français a toujours été une grande influence pour sa façon de raconter une histoire de manière efficace et belle, sans prétention.

Comment s’est passée la présentation du film au festival de San Sebastián, puis dans le reste du monde ?

C’est la première fois que je présente un film dans un festival aussi important et à l’étranger. C’est un voyage très excitant et angoissant. Il est très difficile de mesurer ce que signifie être sélectionné à San Sebastián. Je pense que nous avons un très bon cinéma, des histoires à raconter et une manière de les raconter. Lorsque nous avons terminé le film, nous ne savions pas où il irait, il n’y avait pas de plan clair, et nous sommes très reconnaissants qu’il ait pu voyager.