Interview croisée de Louise Chevillotte et Zeno Graton, jurés de la Queer Palm : « Protégeons-nous les uns les autres »
De leur soutien à Adèle Haenel à leur rôle de juré de la Queer Palm, en passant par l'envers du Festival de Cannes, le cinéaste Zeno Graton et la comédienne Louise Chevillotte se sont confiés à Komitid lors d'une interview croisée.
Elle est actrice à la carrière encore jeune, passée chez Philippe Garrel, Paul Verhoeven, Nadav Lapid et plus récemment Lucie Borleteau. Lui vient de sortir son tout premier film en tant que réalisateur, la splendide romance adolescente Le Paradis. Réunis par leur statut de membres du jury de la Queer Palm, aux côtés d’Isabel Sandoval et Cédric Succivalli, Louise Chevillotte et Zeno Graton viennent à peine de se rencontrer mais se retrouvent déjà sur énormément de points. Deux artistes éveillés et clairvoyants, aux discours éclairants qui feront le cinéma de demain.
Komitid a pu s’entretenir avec ces deux immenses talents lors d’une interview croisée pour parler de leurs engagements militants, de Cannes et d’Adèle Haenel, de la Queer Palm et de leurs projets personnels.
Komitid : Quelle a été votre réaction lorsqu’on vous a proposé d’être juré à la Queer Palm cette année ?
Louise Chevillotte : Moi j’ai été très très heureuse parce que déjà j’aime beaucoup Franck (Finance-Madureira, ndlr) et je suis très sensible à ce travail pas simple qu’il mène depuis des années. Puis c’est un bonheur de voir des films réunis par cet angle-là tout en ayant d’autres dramaturgies et histoires qui se racontent. Moi ça me lave l’âme, je passe dix jours qui me donnent beaucoup de courage et me font beaucoup de bien !
Zeno Graton : Pareil ! Quand je l’ai appris j’étais super content, surtout quand on m’a dit que ce serait John Cameron Mitchell le président du jury. C’était encore mieux et j’étais très honoré.
Vous connaissiez le travail des autres membres du jury ou pas du tout ?
LC : Moi c’est simple je ne connaissais personne ! Mais je suis ravie, ça va me faire de bonnes découvertes.
ZG : J’ai vu les films de John Cameron Mitchell adolescent et ils ont vraiment été assez formateurs pour moi, par rapport à une forme de légitimité que je cherchais pour raconter ce genre d’histoires-là, de ce point de vue là, et sans s’excuser. Sinon je connaissais Louise de nom mais c’est tout.
« Il faut reconnaître qu’il y a un certain système de cinéma qui fonctionne sur la domination et les privilèges »
Quel regard portez-vous sur le Festival de Cannes aujourd’hui et quelle relation entretenez-vous avec lui ?
ZG : J’étais venu une seule fois parce que j’avais fait partie d’un programme qui s’appelle la CinéFondation, dans lequel j’écrivais mon premier long. C’était des conditions assez exceptionnelles, comme aujourd’hui. Par contre cette année je suis un petit peu étonné de voir ce dispositif policier qui n’était pas là les autres années. Au moment où sur scène on entend beaucoup de discours sur la liberté, où on voit des films très humanistes, il y a un certain sentiment d’écart qui se crée en moi. Mais dès que je vais dans une salle de cinéma et que le film commence, tout va mieux.
LC : Complètement d’accord. J’étais venue pour la première fois à la Quinzaine avec le tout premier film de ma vie et ça m’a créé de très beaux souvenirs. Je crois que je suis particulièrement sensible à l’état d’esprit de la Quinzaine, qui est une vraie maison de cinéastes. C’est un endroit où je me sens bien parce que j’ai l’impression qu’on est vraiment là pour les films. J’adore cette joie de pouvoir passer sa journée au cinéma, de passer d’un univers à l’autre en fonction des sélections. Mais c’est vrai que je suis toujours un petit peu déroutée par le rapport à l’argent qui sévit à Cannes. C’est aussi un festival d’opulence et moi j’ai très envie de développer ce métier dans un autre rapport, donc ça me questionne sur l’industrie, le rapport à l’image. Je suis un peu dans une zone trouble, de contradiction avec mes convictions politiques. Et je suis d’accord avec Zeno pour le rapport policier, puis toutes les histoires qu’il y a en ce moment… J’ai hâte qu’on puisse venir à Cannes, défendre un festival de cinéma international, et qu’on arrête de dire que c’est faux dès que quelqu’un se plaint. Il faut remettre d’urgence de la nuance et du dialogue parce qu’on ne peut pas faire semblant qu’il ne se passe rien en ce moment. Moi ça me heurte.
Justement il y a quelques jours votre nom apparaissait en tant que signataire de la tribune de Libération en soutien à Adèle Haenel. C’était important pour vous de prendre position ?
LC : C’est une artiste que j’admire pour son travail d’actrice, et pour son militantisme. Politiquement elle me bouge, elle me met en mouvement, me remet en question, et je suis très étonnée que tout le monde se sente renvoyé à lui-même quand elle déclare quitter le cinéma. Elle ne demande rien, elle le fait. La seule chose qu’on peut faire quand il y a des positions exemplaires et radicales dans un sens noble, c’est de voir quel miroir elle nous tend et ce qu’on peut en faire. Plutôt que de dire qu’elle a tort et que le cinéma n’est pas toxique, il faut reconnaître qu’il y a un certain système de cinéma qui fonctionne sur la domination et les privilèges. Je pense qu’elle a essayé de le modifier de l’intérieur, qu’elle pense ne pas avoir réussi, mais au vu de son parcours c’est le contraire. Elle a quand même commencé avec un premier film où elle se fait abuser à 15 ans par son réalisateur, avant d’avoir la chance de rencontrer une femme comme Céline Sciamma qui lui permet d’avoir accès à d’autres histoires et d’autres manières de travailler. Moi heureusement je n’ai pas eu ce parcours-là, j’ai pu travailler avec des cinéastes extrêmement délicats, avec une famille de cinéma qui prend soin des autres. Donc le cinéma je n’ai pas envie de le quitter, par contre dès que j’observe la toxicité qu’Adèle Haenel raconte moi j’ai envie de le transformer de l’intérieur. Et en effet si pendant des années je ne me prends que des murs peut-être que dans 10 ans je dirais comme elle. Elle a tout mon soutien et je la remercie.
Vous, Zeno vous avez aussi partagé la tribune sur vos réseaux sociaux…
ZG : C’est la moindre des choses que je pouvais faire, relayer cette parole nécessaire. J’ai une tolérance très très petite à la souffrance, donc tout ce qui se passe me heurte très fort et ça m’empêche parfois de respirer. L’oppression misogyne c’est une oppression dans laquelle moi je peux me reconnaître en tant que personne queer, parce que l’ennemi commun de toutes ces luttes c’est le patriarcat. Une forme de regard oppressif sur les minorités de genre et de sexualité. Donc j’ai l’impression d’être cousin et allié de cette famille. Bien sûr qu’il faut que ça change !
En tant que cinéaste, de quelle manière pensez-vous faire changer les choses à votre échelle ?
ZG : Sur mes tournages j’essaie de mettre le plus de choses en place, notamment par rapport aux coordinatrices d’intimité lors des scènes d’amour. C’est quelque chose qui doit être normalisé, voire imposé sur les plateaux de cinéma. C’est une méthode extrêmement vertueuse qui crée des scènes bien meilleures. Ce qu’on a aussi mis en place sur mes films c’est un référent-harcèlement. Des personnes de l’équipe, élues par l’équipe, qui n’ont pas de postes de pouvoir, que n’importe qui peut aller voir pour s’exprimer, et qui est en lien direct avec les institutions et la justice. Ce sont des postes qui permettent de prévenir. Il est avéré que quand il y a ces postes-là sur les plateaux, rien ne se passe. Mon combat aujourd’hui avec les producteurs et productrices c’est que les assurances suivent. Quand une personne commet quelque chose en terme d’infractions sur un plateau il y a souvent l’excuse qu’on ne peut pas la virer parce qu’il n’y a personne derrière et que ça va coûter cher. Donc si les assurances s’engagent et que des clauses juridiques sont écrites et ratifiées, ça va vraiment créer un espace financier pour agir.
LC : D’ailleurs en France ça existe. Il y a deux assurances qui se sont prononcés. Un film c’est un tel paquebot que personne n’a envie d’être celui qui le fait retourner au port. Si cet appareil là n’est pas mis en place ça ne marchera pas, la machine est trop lourde. Mais ça commence, on ne le sait pas assez.
« Le changement ne peut pas être fait par les acteurs et actrices qui poussent tout le monde »
Le changement de l’intérieur vous y croyez ?
LC : Bien sûr, on veut continuer à faire notre métier.
ZG : Disons que le changement de l’intérieur ne peut pas être fait par les acteurs et actrices qui poussent tout le monde. J’en appelle aux producteurs et productrices à prendre leurs responsabilités et à engager de bons juristes pour faire passer des lois auprès du CNC.
LC : Au delà même de ça je pense que la libération de la parole, qui s’était bien arrêtée mais qui reprend avec la tribune de Libé, doit nous unifier. Parfois, en fonction de la production et de nos employeurs, on n’a pas gain de cause. Moi je suis déjà allée voir un producteur qui m’a envoyé paître. Il faut donc qu’à tous les postes, qu’on soit régisseurs, costumières ou maquilleuses, on puisse se dire qu’on est ensemble. Il ne faut plus laisser passer la moindre humiliation, la moindre violence. Protégeons-nous les uns les autres. J’en appelle à la vigilance de tous·tes sur un plateau.
En parallèle du cinéma, Louise, vous faites aussi beaucoup de théâtre. Vous observez une différence entre ces deux activités à ce niveau-là ou pas du tout ?
LC : La grosse différence c’est que le théâtre est un art qui coûte moins cher, ce qui peut beaucoup jouer dans ce genre de problématiques. Mais à part ça les oppressions sont les mêmes partout. Ce n’est qu’une question d’écoute. J’ai un peu l’impression qu’en ce moment, pour utiliser une image un peu simple, si quelqu’un se casse la gueule on – à savoir les personnes de pouvoir – va simplement dire : « Tu n’est pas tombé », « Tu n’as pas mal », ou « Personne ne t’as poussé ». Récemment j’ai joué dans À mon seul désir, un film qui avait tout sur le papier pour être extrêmement glissant : un club de strip-tease, des filles à poils du début à la fin, des filles qui revendiquent leur sexualité… Et je salue la réalisatrice Lucie Borleteau, et toute l’équipe du film qui ne se sont pas contentés de se dire que tout irait bien, mais qui ont pensé le dispositif en amont. Les productrices ont été formées, on a mis en place des référents-harcèlement aussi, la réalisatrice avait écrit une lettre à toute l’équipe pour demander à tous·tes de rendre le tournage le plus léger et doux possible pour les actrices… Et c’est un des films les plus heureux que j’ai fait alors que j’étais nue du début à la fin !
Vous pouvez nous en dire plus sur À mon seul désir, votre rôle de femme lesbienne et ce qu’il représente pour vous ?
LC : Ça a vraiment été une libération pour moi. C’était la première fois que je jouais un personnage queer sur une telle durée, et c’était un bonheur absolu. Ce qui m’a bouleversé c’est de me dire que quand je joue des personnages hétéros, dans les scènes de sexualité je me dis : « Bon je vais faire ce que j’ai vu au cinéma, je vais reproduire ». Et à cause du peu de films lesbiens et de ma culture queer encore assez réduite, sur le tournage je me disais que je ne pouvais me rattacher à rien comme représentation. C’est comme une zone vierge. Ça m’a effrayé au début parce que j’ai été obligée de m’engager dans ce que l’amour entre femmes me raconte personnellement. Avoir la chance et la liberté de me dire que je pouvais, moi aussi, participer à façonner des représentations qui existent trop peu m’a poussé à signer tout ce que je montrais à la caméra avec le plus profond de mon cœur. Oui, l’amour, la délicatesse, la sexualité et la violence entre femmes peuvent prendre ce chemin-là et il n’appartient qu’à moi. Je me suis sentie extrêmement libre et responsable. Je me sens beaucoup plus puissante depuis que je l’ai fait, je m’en souhaite plein d’autres de ce genre.
Est-ce que vous avez ressenti une différence quand vous étiez devant la caméra de Lucie Borleteau que devant celle de Nadav Lapid, Philippe Garrel ou Paul Verhoeven ?
LC : C’est une bonne question. Il y a une interview de Delphine Seyrig que j’aime beaucoup, qui dit : « Je n’ai fait que travailler avec des hommes et cette année, par hasard, j’ai travaillé pour la première fois avec trois femmes. Il est grand temps que les femmes s’emparent d’elles-mêmes ». Je suis très sensible à ces propos. Disons que ce qui était différent c’était plus dans la préparation du film, c’est à dire que les zones de conversation et d’échanges que j’avais avec Lucie Borleteau me permettaient d’aller dans des endroits encore inexplorés avec mes anciens réalisateurs. Mais s’il y avait une différence dans le regard je ne peux pas vraiment dire. Tant que le regard est féministe et qu’il confère à ses héroïnes de la complexité ça me va. Je veux qu’on me dise que les femmes sont profondes, pas juste parfaites ou juste horribles.
« Tant que le regard est féministe et qu’il confère à ses héroïnes de la complexité ça me va »
Il y a quelque chose de particulier que vous voulez voir dans les films qui composent la sélection de la Queer Palm ?
ZG : Je vais me référer à ce que Franck m’a dit au début et qui m’a vraiment aiguillé et touché : il faut récompenser un film pour son cinéma, on n’est pas la police queer. Ça m’a vraiment libéré de quelque chose qui me pesait inconsciemment en terme de responsabilité.
Zeno, votre premier film « Le Paradis » vient de sortir et vous enchaînez directement avec Cannes. Comment vous vivez la chose ?
ZG : J’ai pleins d’émotions très différentes. C’était la première fois que je faisais l’exercice d’une tournée d’avant-premières en France et en Belgique, et ça a été vraiment très beau. Mais là de passer d’un seul coup de l’autre côté du miroir et de devenir spectateur à Cannes, et de manière très endurante parce qu’on voit beaucoup de films, ça a été un flippe très intéressant. Mais c’est tant mieux, ici je suis occupé et je fais plein de choses. C’est mieux que d’être seul dans ma chambre à attendre les chiffres et être dépendant de quelque chose que je ne contrôle pas. Ça m’a apporté beaucoup de sérénité.
Si vous pouviez donner une Queer Palm à n’importe quel film existant, ce serait lequel ?
LC : Récemment j’ai été très sensible à Certaines Femmes de Kelly Reichardt. Je crois que c’est la première fois que je voyais des personnages se déployer dans la durée à ce point, de manière si délicate. J’étais constamment troublée et surprise, comme s’il y avait un renouvellement permanent du regard. C’est le cinéma que j’aime, qui n’est pas ostentatoire.Et en plus de la Queer Palm j’aurais donné la Palme d’Or à Portrait de la jeune fille en feu, et aussi l’Oscar tant qu’on y est (Rires) !
ZG : Le premier qui me vient à l’esprit c’est Happy Together de Wong Kar-Wai. Je l’ai vu assez jeune et ça a été un choc monumental qui a orienté beaucoup de choses à la fois dans mon cinéma et dans ma vie personnelle. En 95 on était encore dans une époque où les récits étaient très liés à l’oppression, au ” brouillard queer “, et je n’avais jamais rien vu de tel. S’il sortait aujourd’hui il resterait d’actualité et terriblement pertinent.
Vous avez le souvenir du premier film queer que vous ayez jamais vu ?
LC : Ça devait être Mulholland Drive vers 14 ans. Ça m’avait hanté déjà à l’époque.
ZG : Moi c’était Une robe d’été, le court-métrage de François Ozon. Il était sur une espèce de cassette VHS qui compilait plusieurs courts-métrages que j’avais à la maison. Dans la cave on avait une petite salle qui servait à la fois de chambre d’amis, de bureau, de débarras et de bibliothèque, où il y avait une petite télé. Et pour être tranquille quand j’étais adolescent j’allais y voir des films. J’ai découvert ce court un après-midi, vers mes 14 ans, et j’ai eu un réel choc érotique et politique sur la possibilité de raconter ces histoires-là. C’était presque comme une cassette porno, je la regardais en cachette quand j’étais seul.
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