Pourquoi Adèle Haenel arrête le cinéma

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Dans une lettre publiée par Télérama, l'actrice Adèle Haenel annonce arrêter le cinéma pour se concentrer sur son engagement politique. Retour sur les moments forts d'une artiste fascinante au militantisme sans conditions.

Capture d'écran de l'article de Télérama
Capture d'écran de l'article de Télérama

Voilà trois ans qu’elle a claqué la porte des César, scandé « La honte ! » après la victoire de Roman Polanski, et chamboulé le petit monde du cinéma français par son courage salvateur. Adèle Haenel, pour la dernière fois aperçue au cinéma en 2020 dans Les Héros ne meurent jamais d’Aude-Léa Rapin et entendue en narratrice dans Retour à Reims (Fragments) de Jean-Gabriel Périot l’année dernière, fait de nouveau parler d’elle depuis plusieurs semaines, à mesure que le mouvement social contre la réforme des retraites gronde.

Régulièrement attaquée sur les réseaux sociaux sur son physique et son abandon du cinéma au profit de ses engagements politiques, Adèle Haenel a pris la parole mardi 9 mai dans Télérama, refusant un entretien mais acceptant la publication d’une lettre écrite par ses soins. Avec poigne et assurance, elle y fait part de sa décision d’arrêter le cinéma : « J’ai décidé de politiser mon arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et, plus généralement, la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est. Disons-le clairement : alors que la biodiversité s’effondre, que la militarisation de l’Europe s’emballe, que la faim et la misère ne cessent de se répandre, quelle est cette obsession du monde du cinéma — collégialement réuni aux César, en promotion pour ses films — de vouloir rester “léger” ? De ne surtout parler de “rien” », confie-t-elle.

En avril 2022, l’actrice faisait déjà part de ses envies de retrait au média communiste italien Il Manifesto : « J’ai abandonné le cinéma. Je ne travaillerai plus avec des réalisateurs établis. Je ne pourrai travailler qu’avec des nouveaux artistes qui débutent. La seule qui fait exception est Céline Sciamma. Notre relation va au-delà du travail ». Collaboratrices à trois reprises au cinéma (La Naissance des Pieuvres, Portrait de la jeune fille en feu et le court-métrage Pauline), Haenel et Sciamma n’ont jamais caché leur relation amoureuse passée.

Toujours dans cette lettre, Haenel n’hésite pas à remettre directement en cause l’industrie du cinéma français qui « produit à dose homéopathique des films sur les pauvres héroïques et des femmes exceptionnelles, histoire de capitaliser toujours davantage sur notre dos sans donner aucune force à notre mouvement ».  : « Mais elles et eux toustes ensemble pendant ce temps se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat. Ça les incommode, ça les dérange que les victimes fassent trop de bruit, ils préféraient qu’on continue à disparaître et crever en silence. […] Que tout le monde reste bien à sa place. Je le redis : la HONTE »

En complément, et dans un autre article, Télérama s’est intéressé à la réception de ce nouvel engagement de l’actrice au sein même de l’industrie, en interrogeant proches, anciens collègues, et professionnel·les. Ce qui en ressort est sans équivoque : Adèle Haenel, par son geste aux César, sa prise de parole sur Médiapart, et sa radicale décision d’arrêter le cinéma, inspire. De Noémie Merlant, avec qui elle partageait l’affiche de Portrait de la jeune fille en feu, à la comédienne et chercheuse iranienne Rezvan Zandieh, en passant par Corinne Masiero et l’historienne du septième art Hélène Fleckinger, toutes louent l’engagement inédit et communicatif de la comédienne, devenue une inspiration pour beaucoup.

Un engagement qui agace

Il lui aura d’ailleurs suffi d’apparaître les cheveux coupés en février dernier dans un rassemblement de l’organisation politique Révolution Permanente pour que le milieu de la droite et de l’extrême-droite se déchaîne contre elle. « Le gouvernement ne nous entendra que si nous les forçons. Et pour ça, il faut bloquer l’économie, et forcer à la grève générale et reconductible, après le 7 et 8 mars prochain. Vous pouvez mettre la misère aux capitalistes et aux bourgeois et faire le portrait de la jeunesse en feu », déclarait-elle dans l’extrait mis en ligne et disponible ci-dessous.

Raillant son apparence « garçonne » et ses cernes, des internautes à la misogynie crasse la comparent alors à une « défoncée », « une punk à chien toxico », et autres quolibets lui prêtant une addiction imaginaire à la drogue avec pour but, in fine, de délégitimer son discours. Un déferlement de haine qui a, en retour, donné lieu à un soutien massif de la profession à son égard à l’occasion d’une tribune signée entre autres par Camille Cottin, Noémie Merlant, Céline Sciamma, Assa Traoré et Annie Ernaux. « La violence des propos contre la comédienne reflète aussi la crainte que suscite, dans le monde des puissants, le fait qu’une artiste reconnue internationalement, ayant reçue plusieurs Césars dont celui de meilleure actrice, puisse choisir un autre camp », pouvait-on alors lire dans les colonnes du JDD.

Libérer la parole

Adèle Haenel est une habituée quand il s’agit de briser publiquement des tabous. En 2014, lors de la réception de son premier César, elle fait son coming-out lesbien en direct avec un simple « Je voulais remercier Céline, parce que je l’aime ». Ensuite, quelques mois avant de quitter la salle des César, en novembre 2019, elle était déjà au centre des discussions lorsqu’une enquête de Médiapart voit le jour.

La comédienne y accuse, avec des témoignages à l’appui, qu’elle aurait été victime «  d’attouchements et d’harcelement sexuel » par le réalisateur Christophe Ruggia sur le tournage de son premier film Les Diables, alors qu’elle n’avait même pas 13 ans. Une affaire dont l’impact est équivalent à celui d’un séisme pour l’industrie du cinéma français, et qui amorcera son éloignement de celui-ci. « Après ça, on ne lui a plus proposé que des rôles de femmes abusées, des histoires d’inceste ou des films où elle servait de caution féministe  », explique à Télérama son ancienne agente Elizabeth Simpson.

Après tout ça, Adèle Haenel, sûrement malgré elle, est devenue l’un des visages du mouvement féministe en France, s’efforçant de bousculer le monde immobile et confortablement patriarcal du cinéma français, qui se drape d’une prétendue évolution dans son image, des César à Cannes. En février, Brad Pitt est venu se pavaner sur la scène des César face à la salle hilare, qui a vraisemblablement choisie d’occulter les accusations de violences dont il fait l’objet par Angelina Jolie et leurs enfants.

Très récemment, alors que Thierry Frémeaux explique à qui veut l’entendre qu’il s’oppose à toutes formes de violences, la sélection officielle de Cannes 2023 affiche un tiercé gagnant : tout d’abord en ouverture avec nouveau film de Maïwenn et Johnny Depp. La première assume des idées misogynes et est depuis peu au centre d’une affaire d’agression physique du journaliste Edwy Plenel, tandis que l’autre est le visage du mouvement masculiniste des incels américains après son procès avec son ex-compagne Amber Heard. Enfin, en Compétition Officielle, on peut retrouver Catherine Breillat, qui faisait polémique pour ses propos anti-MeToo il y a quelques années, ainsi que Catherine Corsini, dont le tournage du dernier film fait l’objet de plusieurs polémiques quant à des agressions sexistes que la réalisatrice aurait volontairement ignoré.

Un monde qui, malgré tout, continue donc de tourner sur lui-même.

Une carrière fulgurante

Révélée à seulement 13 ans dans Les Diables, Adèle Haenel a mené une carrière impressionnante et exigeante. À seulement 34 ans, elle a travaillé avec Céline Sciamma et avec bon nombre d’autres cinéastes reconnus tels que Bertrand Bonello (L’Apollonide), André Téchiné (L’Homme qu’on aimait trop), les frères Dardenne (La Fille Inconnue), Robin Campillo (120 battements par minute), Katell Quillévéré (Suzanne) ou encore Quentin Dupieux (Le Daim)…

Des choix qui lui ont valu un César de la meilleure actrice secondaire en 2014 pour Suzanne, puis un second l’année d’après pour Les Combattants. En tout, elle a été nommée sept fois.

C’est son rôle dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Prix du Scénario et Queer Palm à Cannes 2019, qui signera paradoxalement son explosion à l’internationale et le début de la fin entre elle et le 7ème art. Devenu un geste de cinéma mythique en très peu de temps, cette romance lesbienne en plein 18ème siècle a traversé les frontières et s’est affirmé comme un porte étendard à la fois artistique et militant. Aujourd’hui, dans les Prides et autres manifestations publiques, il n’est pas rare de voir une ou deux pancartes faisant référence au titre du film ou à ses héroïnes. Dans la foulée, elle signe en 2020 avec la CAA (Creative Artists Agency), soit la plus grosse agence d’artistes à Hollywood, qui représente notamment Bradley Cooper et Margot Robbie. Pourtant, si cette signature prédisait une nouvelle direction pour la comédienne, une percée à l’internationale, il n’en fut rien.

Annoncée l’année dernière au casting du prochain film de Bruno Dumont (France, Ma Loute) aux côtés de Lily Rose-Depp et Virginie Efira, l’actrice s’est finalement retiré du projet, dénonçant une communication limitée avec le réalisateur à propos d’un scénario sur lequel elle émettait des réserves. « Le réalisateur m’a proposé un rôle dans un film de science-fiction. Au début, je me suis dit que ça avait l’air très amusant : une sorte de Luke Skywalker dans l’espace. Le problème, c’est que derrière cette façade amusante, c’était un monde sombre, sexiste et raciste qui était défendu. Le scénario était truffé de blagues sur la cancel culture et les violences sexuelles. J’ai cherché à en discuter avec Dumont, car je pensais qu’un dialogue était possible. J’ai voulu croire pour la énième fois que ce n’est pas intentionnel. Mais c’est intentionnel. Ce mépris est délibéré. Tout comme ils se moquent des victimes, des personnes en situation de faiblesse (…) », déclare t-elle au magazine allemand FAQ.

Au final, les trois comédiennes ont été remplacées par Camille Cottin, Anamaria Vartolomei et Lyna Khoudri, et devrait sortir plus tard cette année. Ainsi se clôture le dernier espoir en date de revoir Adèle Haenel sur nos écrans. À ce jour, elle n’est annoncée au casting d’aucun nouveau projet.

« Adèle n’a pas été blacklistée, mais les propositions n’étaient plus intéressantes. Elle ne se voyait pas continuer à faire ce métier dans ces conditions-là, ça demandait trop de renoncements », confie son ancienne agente Elizabeth Simpson à Télérama.

Pierre Salvadori, qui l’avait fait jouer avec Pïo Marmaï dans sa comédie En Liberté !, déclare d’ailleurs à Télérama : « J’avais un scénario pour elle et Pio Marmaï. Si demain elle me dit oui, je le fais : pour moi, elle était la future Jeanne Moreau. Mais je crois qu’elle est ailleurs désormais ». 

Quoi qu’en disent les mauvaises langues, il n’y a pas de doutes : ce n’est pas Adèle Haenel qui attend le cinéma, mais bien l’inverse.

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