Avec le documentaire « Guet-apens. Des crimes invisibles », Mediapart veut briser le silence autour des agressions homophobes
Le journaliste de Mediapart Mathieu Magnaudeix, qui a coréalisé avec Sarah Brethes et David Perrotin le documentaire choc « Guet-apens. Des crimes invisibles », sur les agressions homophobes en France, répond aux questions de Komitid.
Des mois d’enquête, des témoignages puissants, des images glaçantes… Guet-apens. Des crimes invisibles, le documentaire choc de Mediapart (diffusion le 19 avril) sur les agressions d’hommes piégés en raison de leur homosexualité ne vous laissera pas indifférent. Preuve que l’homophobie reste persistante, Mediapart avance le chiffre de 300 victimes de guet-apens recensées en cinq ans, même si ce chiffre est sans doute sous-estimé.
On espère que ce documentaire pourra servir à la prise de conscience nécessaire et urgente des pouvoirs publics sur la prise en charge et l’aide aux victimes des agressions homophobes toujours très nombreuses. ce que montre clairement le documentaire, c’est que ni la police ni la justice ne sont à la hauteur et que nombre d’affaires restent sous les radars. Gerald Darmanin semble plus préoccupé par les militants écologistes, qu’il traite « d’écoterroristes », que par cette violence homophobe qui perdure.
Réalisé par Sarah Brethes, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin, ce documentaire donne la parole à plusieurs victimes d’agression homophobe mais aussi, ce qui peut surprendre, à des agresseurs d’homos. Des images d’agression sont également diffusées durant ce documentaire, pouvant rendre parfois sa vision à la limite du soutenable. Sur ces choix de réalisation, sur le mutisme des pouvoirs publics et sur ce que Mediapart attend de la diffusion de Guet-apens. Des crimes invisibles, Mathieu Magnaudeix répond aux questions de Komitid.
Komitid : Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de mener cette enquête et d’en faire un documentaire ?
Mathieu Magnaudeix : Tout est parti de quelques affaires remarquées par Sarah Brethes, qui a longtemps été journaliste pour l’Agence France-Presse, notamment au service des informations sociales, puis en tant que reporter basée en Seine-Saint-Denis. Elle a eu connaissance de guet-apens ciblant des gays, notamment la tentative de meurtre à Drancy en 2019 contre Kevin, un des personnages de notre film. David Perrotin, journaliste spécialiste des discriminations à Mediapart, avait lui aussi connaissance de certaines affaires. Sarah et David souhaitaient au départ publier une enquête écrite sur Mediapart.
Avec Valentine Oberti, co-responsable du pôle vidéo de Mediapart, nous leur avons proposé d’en faire un film : nous avions conscience de la force des témoignages, et de l’importance sociale de parler d’un phénomène qui passe encore trop souvent sous les radars. Nous nous sommes alors plongés dans les articles de presse des cinq dernières années et des dossiers judiciaires, nous avons contacté des témoins pour savoir s’ils souhaiteraient s’exprimer face caméra. Nous avons recensé au moins 300 victimes de guet-apens depuis cinq ans, mais nous savons qu’elles sont en réalité beaucoup plus nombreuses.
Etait-ce facile de parvenir à faire parler des personnes victimes de guet-apens ?
Au fur et à mesure de l’enquête et des tournages, j’ai commencé à parler de ce film à des connaissances ou à des amis. J’ai été surpris du nombre de gays qui m’ont dit avoir connu de tels pièges, ou connaître des amis qui en avaient été victimes. Cela n’a fait que renforcer ma conviction que c’était un sujet d’intérêt public. Mais faire parler les victimes de ces agressions n’a pas toujours été simple. Beaucoup ont refusé. Il y a des dossiers où les enquêteurs évaluent le nombre de victimes potentielles à plusieurs dizaines, mais où une seule accepte finalement de porter plainte. Et même pour cette personne qui accepte de porter plainte, se retrouver éventuellement un jour dans un tribunal face à son ou ses agresseurs est très difficile. Alors témoigner dans un documentaire, c’est encore une autre affaire…
Il y a plusieurs raisons à ces difficultés. Les victimes peuvent se sentir coupables d’être tombées dans un tel piège, même s’il faut évidemment, et c’est très important, dire et redire aux victimes qu’elles n’y sont absolument pour rien. Souvent aussi, il y a une difficulté à dire qu’on est tombé dans un tel piège quand l’homosexualité ou la bisexualité est vécue de façon discrète, parfois totalement cachée aux proches ou aux amis. Les agresseurs ont d’ailleurs tendance à s’en prendre plus volontiers à des hommes qui vivent une homosexualité discrète, car ils présument qu’ils ne porteront pas plainte en cas de violences et/ou de vols. Et puis il y a la violence du traumatisme. Ces personnes ont été piégées dans ce qu’elles ont de plus intime, un moment où elles cherchaient une rencontre sexuelle, souvent après des discussions cordiales avec ceux qui les ont agressées. A Tarbes, où il y a eu une série d’agressions de ce type en 2017, j’ai rencontré une victime encore tétanisée des années après à l’idée d’évoquer ce qui s’était passé. Il a été impossible de convaincre cet homme de témoigner, même de façon anonyme.
« Notre film est là pour dire l’urgence d’agir contre toutes les formes d’homophobie, même celles qui paraissent les plus « banales » en apparence »
Avez-vous hésité avant de décider de montrer des images d’agression ?
Oui, évidemment, nous nous sommes longuement interrogés. Mais au fil du temps, c’est devenu une évidence. On parle là d’un sujet qui est invisibilisé, et qui l’est pour des raisons systémiques : les victimes se taisent bien souvent. Elles pensent aussi que ça ne sert à rien de porter plainte… mais surtout la police n’enquête pas suffisamment et la justice ne cherche pas assez. Un seul exemple : demander aux agresseurs s’ils sont homophobes ne suffit pas ! Il y a fort à parier que peu d’agresseurs vont répondre oui à une telle question ! Il faudrait leur poser davantage de questions, évaluer leurs motivations, se donner le temps de chercher des preuves. Dans le cas d’agressions en série par les mêmes agresseurs via une application de rencontre gay par exemple, l’homophobie sera soulevée dans certaines affaires mais pas dans d’autres. Alors que si on s’en prend à des gays sur une application de rencontre ou sur un lieu de rencontre connu pour être fréquenté par des gays, il semble a minima logique de se poser la question de savoir si les gens ont été ciblés pour ce qu’ils sont.
Donc, oui, face à cette occultation systémique, nous avons considéré qu’il fallait montrer cette violence, glaçante et dérangeante. D’abord parce que dans ces affaires, ces vidéos d’agression sont des preuves, et pourtant dans un des cas les policiers et la justice ont balayé ces preuves. Ensuite parce que ces images témoignent d’une homophobie qui reste viscéralement ancrée dans notre société, malgré le mariage pour tou·tes, malgré plus de visibilité pour les personnes LGBTQI+. Ces images, c’est une cinquantaine de secondes dans un documentaire de plus d’une heure, mais qui montrent la réalité d’une violence toujours présente. Une violence qui est d’ailleurs rendue possible, chaque jour, par des discours ou des comportements inacceptables et qui banalisent l’homophobie : une ancienne ministre qui a défilé contre le mariage des couples de même sexe et qui parlent de « ces gens-là » pour évoquer les homosexuels, un animateur qui piège des gays en direct à la télévision, des supporters de foot qui utilisent des insultes homophobes pour se dénigrer entre eux. Notre film est là pour dire l’urgence d’agir contre toutes les formes d’homophobie, même celles qui paraissent les plus « banales » en apparence, mais qui pourtant peuvent justifier pour certains des passages à l’acte.
Qu’est-ce qui vous a conduit à interviewer aussi des agresseurs ?
Nous souhaitions montrer les ressorts de la mécanique homophobe. Les deux agresseurs du film ont 19 ans. L’un d’eux nous dit : « On a vu des homosexuels … et on les a tapés ». C’est ce que ce jeune homme présente comme une évidence que nous voulions comprendre. Ce passage à l’acte. Pourquoi lui et ses complices ne vivent-ils pas juste leur vie au lieu d’attendre des homosexuels dans un parc fréquenté par les gays parce qu’ils s’ennuient les soirs d’été ? Il y a dans cette évidence une banalité de la violence possible contre les gays, les personnes LGBTQI+ en général. On va considérer que ce sont des « proies faciles », pour les frapper et/ou les extorquer. Ces raisons, elles sont souvent considérées comme de simples modes opératoires par la police et la justice. Comme des motivations certes punissables, mais pas pour autant teintées d’homophobie. Et c’est un problème.
Le deuxième agresseur, lui, nous a parlé sans se rendre compte qu’il égrenait les clichés homophobes les plus éculés. Nous avons pensé que c’était important d’entendre cette « banalité » homophobe, tout en disant bien dans le film qu’elle est glaçante et dérangeante. Car au fond, ces propos posent une question à l’ensemble de la société : que ratons-nous collectivement, pour que des jeunes garçons de 15, 17 ou 20 ans aient en tête l’idée qu’on peut s’en prendre facilement à des homosexuels ?
La parole des principaux ministères concernés (police, justice, en particulier) est absente. Un choix de votre part ou une absence de réponse à votre interpellation ?
Vincent Plumas, qui était porte-parole du parquet de Paris au moment du tournage, a accepté de nous répondre et il raconte assez bien les raisons pour lesquelles l’homophobie est souvent gommée des dossiers judiciaires. Sophie Elizéon, déléguée interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), conseille le gouvernement sur ces sujets et orchestre le plan de lutte contre l’homophobie, elle nous est apparue comme une interlocutrice essentielle. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, n’a pas accusé réception de notre demande d’entretien. Le cabinet du ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti a pris en compte notre demande mais il n’y a jamais eu de rendez-vous, malgré nos relances. Pareil pour Isabelle Lonvis-Rome, la ministre chargée de l’Egalité femmes-hommes, de la diversité et de l’égalité des chances. Evidemment, nous le déplorons.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris/interpellé/ému durant cette enquête ?
La réponse pourra être différente pour David, Sarah ou moi. Personnellement, en tant que gay, ce qui m’a le plus marqué, c’est peut-être la découverte, ou plutôt la redécouverte de la persistance du placard dans notre société, le fait que beaucoup d’hommes, dans toutes les régions de France, vivent leur homosexualité de façon cachée, parfois même avec honte, et dans le cas précis des guet-apens, ne vont pas en parler parce qu’ils veulent que personne ne sache. Sur de nombreux aspects, les droits et la visibilité ont progressé, et c’est heureux. Mais malgré ces avancées, l’homosexualité continue de se vivre en 2023 de façon parfois très discrète. Dans quelle mesure cette discrétion est liée à l’homophobie ambiante de la société, c’est une question très politique, que nous devons continuer de nous poser.
« Nous allons accompagner sa diffusion de conseils à destination des personnes LGBTQI+ pour réduire les risques par rapport à ces agressions »
Quel dispositif, en terme d’aide et d’informations sur les ressources disponibles, avez-vous prévu suite à la diffusion de ce documentaire puissant mais aussi perturbant et notamment pour les personnes LGBT ?
Nous avons conscience que le film peut être dur. Nous devons donc prévenir que les récits entendus et les images de violences montrées peuvent être difficiles. Sur Mediapart, le documentaire est précédé d’une mise en garde sur le fait que le film comporte des scènes de violence et met en scène des récits de violences, y compris sexuelles. Par ailleurs, nous allons accompagner sa diffusion de conseils à destination des personnes LGBTQI+ pour réduire les risques par rapport à ces agressions, notamment sur les applications, et donner des ressources d’accompagnement et de conseils à destination des victimes d’agressions. Il faut toujours rappeler qu’une grande majorité des rencontres sexuelles sur les réseaux sociaux se passent très bien. Et qu’il existe des associations de lutte contre les LGBTphobies qui sont là pour écouter, soutenir les victimes, y compris devant les tribunaux.
Hormis la diffusion sur Mediapart, allez-vous organiser des projections et des débats autour du documentaire ?
Nous sommes en train de proposer le film à des cinémas indépendants qui ont déjà diffusé le documentaire « Media Crash » (2022) coproduit par Mediapart et Premières Lignes sur la concentration des médias. Fidèles à la tradition d’éducation populaire à laquelle Mediapart est très attachée et à notre culture de la discussion autour des sujets d’intérêt public, nous sommes à la disposition des lieux, associations, structures, réseaux d’enseignant·es etc. qui souhaiteraient le diffuser et organiser des discussions autour des enjeux posés par le film. Il suffit de nous contacter. Ces projections et débats seront annoncés au fur et à mesure sur Mediapart, pour informer celles et ceux qui voudraient y assister.
« Guet-apens – Des crimes invisibles », réalisé par Sarah Brethes, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin, diffusé sur Mediapart le 19 avril (pour les abonné·es)
Ligne d’écoute de SOS homophobie : 01 48 06 42 41.
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