Benjamin Abel Meirhaeghe : « Je n'aime pas quand la queerness devient une sorte d'argument marketing »
À l'occasion des représentations de ses créations à Douai puis à La Villette, Komitid a rencontré le chorégraphe et metteur en scène flamand Benjamin Abel Meirhaeghe, nouvelle sensation du spectacle vivant.
Mise à jour le 28 juin
Benjamin Abel Meirhaeghe, nouvelle figure montante de la scène artistique flamande, présente à Douai, les 4 et 5 avril prochain son œuvre inspirée de Monteverdi et intitulée Madrigals. Ce spectacle sera ensuite présenté à La Villette les 14 et 15 avril. Puis du 28 au 30 juin, La Villette toujours accueillera le spectacle A Revue. Cet artiste aux milles facettes, mystérieux, à la mise en scène radicale et organique, s’affirme comme le visage d’une nouvelle génération, pour qui les émotions passent par les corps et les sons plutôt que par les mots.
En retravaillant des airs classiques avec des sonorités plus pop et électro, Benjamin Abel Meirhaeghe se joue des codes et crée sa propre identité artistique, loin de tout ce qui se fait autour de lui.
Komitid s’est longuement entretenu avec lui sur sa vision de l’art et les obsessions qui le hantent parfois.
Komitid : Vos deux spectacles ont déjà été présentés dans plusieurs pays et rencontrent un accueil critique plus que positif. Comment appréhendez-vous un si grand succès à seulement 27 ans ?
Benjamin Abel Meirhaeghe : C’est vraiment génial. Personnellement j’adore lire les critiques et ce qu’on dit de mes spectacles sur les réseaux sociaux. Beaucoup d’artistes n’aiment pas ça mais je vois plus ça comme une conversation entre différents mediums. C’est intéressant parce que je viens de faire une avant-première à Anvers qui n’a pas aussi bien fonctionné que je l’aurais espéré, qui n’a pas communiqué comme il le fallait avec le public de la salle. Donc tout est relatif. Puis tout ce bla-bla, cette grosse machine, ça crée une certaine bulle assez étrange. Je vois des gens dire que mes spectacles sont géniaux sans même qu’ils les aient vus, que je suis « le nouveau metteur en scène à suivre »… C’est sympa mais ça fait qu’il y a aussi une grande place pour la déception, ce qui est effrayant.
« Au début je me demandais si j’étais légitime, si j’avais le droit, puis j’ai foncé »
Votre travail se concentre sur le groupe, le vivre-ensemble… Ce sont des thèmes que vous aviez en vous depuis toujours ?
Non ce n’est pas venu vraiment comme ça. En fait au début de ma carrière je voulais toujours bien faire, que tout soit parfait. Et comme vous le savez peut-être à côté de mon travail de metteur en scène je fais aussi de la musique, je chante. Mais je n’avais jamais fait d’école de musique. Au début je me demandais si j’étais légitime, si j’avais le droit, puis j’ai foncé. Donc en premier lieu, dans mon travail, je voulais questionner la notion de virtuosité. Pas parce que je n’en veux pas, mais parce que j’aime l’idée que tout le monde peut être un virtuose. Ce qui n’est pas un synonyme de perfection. Je voulais montrer les échecs, rendre plus humaine cette image qu’on se fait de la virtuosité. Je peux regarder ou écouter un acteur ou un chanteur qui joue et chante très bien sans que ça ne me touche. Je voulais travailler avec un groupe de gens qui me faisait ressentir des choses sans être dans la recherche de perfection absolue.
Et comment avez-vous vécu, en tant qu’acteur du monde du spectacle vivant, les différents confinements et fermetures des salles ?
On a été confiné à peu près deux semaines avant la première de « A Revue ». On était super stressé, on voulait faire plein de choses et on avait peur de ne pas être prêts ! Donc sur le moment on a plutôt bien accueilli la nouvelle du confinement (Rires). Bien sûr avec du recul c’était une période terrible et je ne veux pas en faire un truc positif, mais à l’époque ça a permis à l’équipe de prendre réellement conscience du travail qu’on faisait. Quand tout a ré-ouvert j’avais un esprit totalement renouvelé, avec de nouvelles personnes qui m’avaient rejoint, tout a été si rafraichissant. Puis on a présenté notre spectacle et une semaine après on a été confinés une nouvelle fois. On a fait partie de ceux qui ont eu de la chance. C’était très inspirant de sentir cette urgence artistique, cette appétence pour la culture qui est revenue d’un coup.
Que pensez-vous de l’idée qu’il faudrait souffrir pour faire de l’art, que la création doit être dangereuse, risquée, voire douloureuse ?
Je comprends totalement ce qu’on veut dire par-là, et dans un sens c’est aussi ce que je fais. Je donne beaucoup quand je crée. Mais pour moi tout repose sur le groupe, je fais avec mon équipe, ma communauté. Projet après projet, toujours avec des gens que j’aime. Je peux être assez chiant mais je n’aime pas travailler avec les divas (Rires). Le conflit autour de la création est drastiquement réduit à partir du moment où on s’entoure des bonnes personnes. Par contre bien sûr je pense que j’ai le plus gros égo de l’équipe ! Ça m’arrive de paraître autoritaire mais c’est toujours avec beaucoup d’amour, tendresse et passion.
Mais je n’ai pas le sentiment de devoir me mettre en danger quand je crée. La réalité c’est le lieu dangereux, donc quand je crée, que je fais mon art, c’est le sentiment le plus paisible qui soit. À la limite, là où je me mets un peu en danger, c’est quand je recherche une intimité assez radicale, un amour fort et conflictuel. Il n’y a pas d’amour sans conflit. La chose la plus dangereuse c’est d’être dans quelque chose de linéaire, binaire.
Comment vous sentez-vous quand un de vos spectacles n’a pas fonctionné comme prévu sur le public ?
De la déception bien sûr, parce que c’est ma mission de communiquer avec les gens. Ma mission n’est pas de juste faire vivre un après-midi sympathique à ceux qui se déplacent, je dois les toucher, les atteindre. J’ai parfois des retours de personnes qui me disent qu’ils n’ont pas tout compris, mais ce n’est pas l’idée. Je préfère que les gens ressentent le spectacle plus qu’ils ne le comprennent. Mais c’est une étape obligatoire pour tout metteur en scène, je reste super fier de tout ce que je fais. Ça me permet de voir qui me soutient réellement aussi. Là c’est un peu à la mode de me soutenir moi et mon travail, mais peut-être que dans cinq ans je n’aurais plus que cinq ou six personnes bourrées à mes côtés. On sait jamais !
Vous lisez toutes les critiques ?
Oui bien sûr et avec plaisir ! Même les critiques négatives, c’est très intéressant. J’ai beaucoup de respect pour les critiques, les dialogues qu’elles créent entre le public et l’artiste. Quand le critique fait vraiment attention à l’art et au travail sur lequel il écrit, ça fait une énorme différence. Parfois il y en a qui sont vraiment merdiques, ils viennent pour se trouver importants et c’est tout. J’ai lu récemment une critique passionnante d’un de mes spectacles, où le journaliste parlait d’Histoire, de théâtres flamands… J’ai plus de mal avec le concept de notes, surtout les petites étoiles (Rires). J’ai eu une fois une seule étoile, c’était dur ! J’ai l’impression que c’est comme quand ma grand-mère me promettait 50 euros et qu’elle ne m’en donnait qu’un.
Vous avez un certain intérêt pour le corps humain, et ses anomalies et imperfections. Sur votre compte Instagram, vous partagez beaucoup de photos de cicatrices, de blessures…
C’est parce que je suis tellement dérangé par la beauté purement normative, la beauté absolue. Même si je tombe toujours amoureux du gars très musclé, aux traits parfaits, (mais) je sais que je dois apprendre à aimer l’opposé de tout ça. J’ai rencontré un garçon avec des marques de scarification, et j’ai trouvé magnifique la façon qu’il avait de les aimer et de les sublimer. Donc j’aime bien zigzaguer entre la perfection pure et normée et quelque chose de plus réel, parfois même horrifique. Puis les réseaux sociaux s’y prêtent mieux, je m’amuse avec. Je les utilise comme des plateformes pour montrer ce que je fais et ce que j’aime.
« Je suis contre le conservatisme, mais en même temps mon travail est fondamentalement lié à quelque chose de conservateur »
À un tel niveau de radicalité artistique, vous trouvez encore de l’inspiration dans la culture populaire ?
Oui mais disons que ce n’est pas souvent. Bizarrement je trouve plus mon compte dans tout ce qui est musique classique, et moins dans la culture pop. Mais j’ai vu Rihanna au Super Bowl et elle me touche vraiment. Son concert m’a tellement inspiré, ça avait l’air tellement facile pour elle. Mais je ne suis pas tellement l’actualité de la musique pop. Il y a encore plusieurs artistes modernes qui m’inspirent beaucoup comme Bjork et Arca, mais en général quand quelqu’un m’inspire je veux travailler avec.
Dans vos deux spectacles, « Madrigals » et « A Revue », vous faites un mélange de musique pop et de musique classique, notamment celle de Monteverdi. C’est une façon de moderniser d’anciennes œuvres qui ne plaît pas forcément à tout le monde…
C’est un parti pris dangereux et j’y pense souvent. Finalement je fais quelque chose de très bizarre : je suis contre le conservatisme, mais en même temps mon travail est fondamentalement lié à quelque chose de conservateur. Je montre mon amour pour cette vieille musique, de la même façon que des politiciens montreraient leur amour pour « les valeurs d’antan ». Le truc c’est que je veux amener cette vieille musique dans le présent sans jamais la détruire. Je pense que j’ai réussi à trouver un équilibre, j’ai du respect pour ces deux versants. J’aime bien mélanger les opposés.
Comment vous est venu l’envie de revisiter le travail de Monteverdi ?
Je crois que c’est un ami qui me l’a fait écouté, et j’ai tout de suite adoré. Il avait créé ce livre des Madrigali sur l’amour et la guerre et la partie sur l’amour était très brute et violente et celle sur la guerre était plus douce. Cette création correspondait parfaitement à mon idée de l’art.
Avec vos spectacles, est-ce que vous souhaitez parler des corps et des récits queer en particulier ou ce n’est pas vraiment un sujet pour vous ?
J’ai une relation étrange avec le label qu’est le terme queer parce que je sens quelque chose en moi qui n’a pas envie de me définir simplement par ça. Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir besoin d’un cocon ou d’une communauté autour de moi, mais j’ai tellement d’amis pour qui ce sentiment a été très bénéfique. Donc je comprends totalement l’importance (que c’est et) que ça peut avoir pour les gens. Je travaille bien sûr avec beaucoup de personnes queer, aux corps non-normés, mais je ne veux pas en faire leur personnalité. Je n’aime pas quand la queerness devient une sorte d’argument marketing. Mais mon travail en est très imprégné bien sûr. Si on s’en tient à la définition littérale, c’est à dire « étrange », oui on peut totalement me reconnaître dedans. Mais je me rends compte de la spécificité de mon travail. On est déjà venu me voir pour me dire : « mon dieu mais tu as mis deux hommes qui se touchent la bite sur scène », et pour moi c’est n’est pas un problème. Mais ne pas y voir de problème reste un privilège, parce que ça veut dire que ça ne m’affecte pas ou plus. D’autres peuvent en être choqués ou émus. C’est intéressant que ce soit toujours quelque chose que les gens remarquent. Mais les choses évoluent, je le sens.
« Madrigals », les 4 et 5 avril, au Tandem, à Douai. Plus d’infos ici.
« Madrigals », les 14 et 15 avril, à La Villette, à Paris (dans le cadre du festival 100 % L’Expo). Plus d’infos ici.
« A Revue », du 28 au 30 juin, à La Villette, à Paris. Plus d’infos ici.
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