Interview long format de Tomasz Jedrowski, auteur des « Nageurs de la nuit »
Marqué par une belle sensualité, le roman « Les Nageurs de la nuit » déploie une histoire d'amour entre deux hommes sous contrainte, dans la Pologne sous le joug communiste du début des années 80. Son auteur, Tomasz Jedrowski, a répondu aux questions de Komitid.
Mais on pense aussi au roman de Stephen Spender, Le Temple (Christian Bourgois éditeur), écrit dans les années 30 dans l’Allemagne en plein bouleversement. C’est dire si la lecture des Nageurs de la nuit est vibrante, qu’on n’a pas envie de lâcher ce livre avant d’en connaître la fin. Une belle langue, de très belles pages sur la passion entre ces deux hommes, Ludwik et Janusz, des moments glaçants quand la répression d’un système policier communiste s’abat sur l’un des protagonistes.
Komitid : Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
Tomasz Jedrowski : Je suis né en Allemagne de l’Ouest. Mes parents étaient arrivés de Pologne au début des années 80, avant que la loi martiale soit déclarée. J’ai grandi en Allemagne, avec toutes ces histoires de famille et de la Pologne. On m’a nourri avec ça. C’était très violent dans mon imagination. Je suis allé passer mon bac en Angleterre. Ensuite j’ai fait des études de droit en Angleterre et en France. J’ai ensuite tout lâché, car ce n’était pas ma tasse de thé. J’ai commencé à écrire Les Nageurs de la nuit à un moment de crise et d’une remise en question de la direction que je voulais prendre dans la vie.
Je me suis alors rapproché de la Pologne, j’ai commencé à m’y rendre plus souvent. J’ai fini par y vivre. J’y étais allé souvent en tant qu’enfant mais ensuite, je n’y avais jamais vraiment vécu. Je me sentais tel un visiteur. J’avais l’impression d’appartenir au passé de la Pologne, pas à la Pologne contemporaine. J’y suis aussi allé pour faire des recherches pour le livre.
« J’ai commencé à écrire Les Nageurs de la nuit à un moment de crise et d’une remise en question de la direction que je voulais prendre dans la vie »
Comment s’est passé le processus d’écriture pour recueillir les informations sur lesquelles s’appuie votre livre ?
En grande partie, c’était déjà vivant en moi. Je n’avais donc pas l’impression d’avoir besoin de ressusciter cette période. C’est étrange parce qu’on me parle souvent de recherches pour ce livre. Mais elles venaient confirmer ce que j’avais l’impression de déjà savoir. J’avais déjà la silhouette. J’ai lu quelques livres, mais en vivant en Pologne, en allant à des expos, en parlant avec les gens, des détails me venaient mais c’était plutôt des détails avec beaucoup de signification. C’est ce qui a rendu cette période vivante, pas une grande connaissance approfondie de la politique de ces années-là. Ça pouvait être une ambiance, l’odeur du tram, l’atmosphère d’un café qui n’avait pas changé depuis l’époque communiste. En voyant aussi des impacts de balle de la deuxième guerre mondiale sur certains bâtiments.
Je lis que l’homosexualité est légale en Pologne depuis 1932. Dans votre livre, la répression qui s’abat sur le personnage principal est assez détaillée. Vous êtes-vous appuyé sur des documents en particulier ?
Il y a certains faits qui sont venus clarifier les choses dans ma tête. Pendant que j’écrivais mon roman, un texte intitulé « Foucault à Varsovie » a été publié. Ça m’a vraiment impressionné. Au tout début de mes recherches, j’étais allé voir l’association Lambda.C’est la plus ancienne association LGBT de Pologne, à Varsovie. Il y avait une toute petite bibliothèque, j’y ai passé un après-midi, j’ai beaucoup lu. Ma tête tournait, je m’imprégnais de tout cela. Comme j’ai fait des études de droit, c’est très différent. Lorsqu’on prépare une affaire, on note les faits, on les étudie sous une lumière assez claire et peu émotionnelle. C’était pas du tout le cas, j’étais comme dans un état second, j’absorbais ce dont j’avais besoin sans trop me soucier des faits. C’est difficile à expliquer. Une fois le roman terminé, ma première éditrice, en Angleterre, m’avait dit qu’elle allait faire vérifier les faits. C’était une expérience assez violente car la personne voulait être fidèle aux faits et n’était pas très contente que j’ai écrit ce livre. Rires. Ça m’a déstabilisé. C’était un exemple qui montre que trop se focaliser sur les faits peut détruire les histoires. Les changer parfois en connaissance de cause est très puissant, plutôt que d’être trop rigide et d’insister sur des milllimètres alors que ça ne sert pas nécessairement pour expliquer ce qu’il s’est passé émotionnellement pour les personnages.
Un autre auteur est très présent dans votre livre, le romancier africain américain James Baldwin et son roman « La Chambre de Giovanni ». Pourquoi avoir choisi cet auteur ?
Giovanni’s Room a été une révélation pour moi. Quand j’ai découvert ce livre, ça m’a vraiment ouvert les yeux sur la puissance de la littérature. Cette puissance, je l’avais soupçonnée mais c’est grâce à ce livre que je l’ai vécue. Ce livre m’a bouleversé car c’était la première fois que j’avais l’impression qu’un livre me parlait directement. Il m’a permis d’être moi, ce sentiment était si puissant que je me sentais redevable de donner ça à Ludwick en rendant hommage au livre et de le remercier.
Où avez-vous trouvé l’inspiration pour les scènes dans la nature ?
Ces lieux précis que je décris, cette forêt, ce lac, je ne les ai pas visité. Ce n’est pas sur un niveau conscient. Une moitié du cerveau est dans le contrôle, le rationnel, l’autre dans la connection à la nature, aux autres. Ce qui est sûr, c’est que je rêvais d’un endroit comme celui-là. Avant la publication, j’ai déménagé en France près d’un lac, juste comme celui que j’avais décrit dans le livre, entouré d’une forêt. C’était très étrange.
« C’était important de faire sortir l’amour entre deux hommes de l’ombre, des endroits cachés et par extension de la honte »
Etait-il important pour vous de décrire assez frontalement des scènes de sexe ?
Bien sûr, c’était important de faire sortir l’amour entre deux hommes de l’ombre, des endroits cachés et par extension de la honte. Les ombres, ce n’étaient pas forcément un choix. Mettre une lumière dessus, pas trop clinique, mais une lumière, pleine de compréhension et de célébration pour lui donner la place qu’il mérite.
Quel est votre regard sur la Pologne contemporaine ?
C’est vraiment complexe. Je pourrai comparer cela à la relation qu’on peut avoir avec une famille pas forcément très fonctionnelle, comme beaucoup de familles. J’aime ce pays mais je vois aussi très clairement ses défauts. J’aime bien aller dans l’est de la Pologne – là où il y a eu les zones « libre de LGBT » – car la nature y est magnifique et peu touché mais je sais que je ne peux pas tenir la main de mon mari ou montrer qu’on est ensemble. C’est profondément tragique car le gouvernement et l’église manipulent la peur des gens pour mieux les contrôler. Il y a beaucoup de mensonges qui circulent, mais il y a aussi beaucoup de gens qui se battent pour apporter de la lumière. La Equaversity Foundation travaille aves les ONG polonaises LGBTQI+ pour mieux les soutenir. Elle a été fondée, entre autre, par Olga Tokarczuk et Antoni Porowski (de « Queer Eye ») !
Donc il y a de l’espoir. Les jeunes sont beaucoup plus ouverts et tolérants que les vieux qui ont encore le pouvoir en ce moment, et qui sont d’une autre époque. On n’a qu’à regarder les statistiques :pour ma première Pride à Varsovie, en 2014, il y avait moins de 15 000 participants. En 2022 il y en a eu 45 000 ! Et le nombre de Pride ont augmenté à travers le pays, en même temps que la persécution politique. C’est une guerre de mœurs.
Malheureusement, on doit passer par là. Les nations qui sont plus avancées adorent l’oublier mais tous les pays passent par cette étape. C’est très facile pour des Anglais, des Français, des Allemands ou des Suédois de projeter cet idéal. Il y avait quand même des lois en Angleterre (la clause 28, ndlr). J’avais aussi lu cet épisode du premier festival de films LGBT à la Pagode, à Paris, interrompu par des néo nazis (en 1978, ndlr). Dans la conscience collective LGBT, on n’a pas trop conscience de cela. On se dit que tout va bien. Je me souviens aussi de la Manif pour tous, j’avais été très choqué. Lorsqu’on étudie l’histoire, on constate qu’il y a eu beaucoup de violence envers les personnes LGBT de chaque pays, il faut qu’on se soutienne.
Quelles ont été les réactions en Pologne sur votre livre ?
Il est sorti en mars 2020, juste avant le confinement, et j’ai l’impression qu’il n’a pas vraiment été remarqué. On ne le trouve pas dans les librairies. J’adorerai qu’un jour il y ait une version poche qui sort, et qui permettrait que les jeunes gens y aient accès, comme à d’autres livres de la culture LGBT, dont il y a tellement de joyaux peu connus dans mon pays ! Mais les livres en Pologne sont très chers.
Et puis, c’est en Pologne – lors d’un entretien avec Replika, le premier magazine LGBTQ+ polonais – qu’on m’a reproché que l’histoire d’amour entre Ludwik et Janusz était trop “romantique”, alors qu’il n’y a même pas de happy ending ! Je ne sais pas si cela est une réflexion sur la vision de toute une génération de LGBT polonais ou juste la vision de ce journaliste, mais ce cynisme par rapport à l’amour m’a donné beaucoup à réfléchir.
« Les Nageurs de la nuit », de Tomasz Jedrowski, traduit de l’anglais par Laurent Bury, La Croisée, 222 p., 20 €
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