Zanele Muholi : « Mon travail a pour but de faire avancer un agenda politique »
Zanele Muholi est un·e photographe originaire d'Afrique du Sud qui se définit comme « activiste visuel·le ». Depuis 20 ans, Zanele Muholi documente et milite pour les communautés LGBTQIA+ noires. Komitid l'a rencontré à l'occasion de la rétrospective que lui consacre la Maison européenne de la photographie, à Paris. Interview.
L’exposition « Zanele Muholi » à la Maison européenne de la photographie (MEP) est un évènement. Et le mot n’est pas galvaudé.
C’est la première fois en France qu’une rétrospective est consacrée à cet·te artiste noir·e qui se définit comme non binaire. « Activiste des images » précise Zanele lors de la présentation à la presse de son exposition, un terme qu’iel a explicité dans l’interview qu’iel a accordé plus tard à Komitid.
Zanele est né·e en Afrique du Sud durant l’apartheid, elle a connu les bouleversements qui ont suivi, l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela et en particulier la rédaction d’une nouvelle constitution, une des plus avancées au monde, qui garantit les droits des personnes sur le motif de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre.
Communautés LGBTQIA+ noires
Depuis plus de 20 ans, Zanele photographie sa communauté, ses communautés devrait-on dire, les personnes qu’iel aime en tant que personne qui aime les femmes, mais aussi toutes les communautés LGBTQIA+ noires. Son travail pourrait être uniquement documentaire, ce serait déjà énorme tant l’invisibilité queer a longtemps prédominé. Un travail d’archives, ce serait aussi toujours très important. Mais Zanele oblige aussi à changer le regard sur la photographie, sur les personnes photographiées, sur les corps noirs et queer.
Avec ses séries comme Being (en cours depuis 2006) et Faces and phases (en cours depuis 2006), elle propose ce que l’historienne de l’art Renée Mussai définit comme ” un ensemble inédit de portraits photographiques dans lesquels les appartenances et les sexualités dissidentes successives apparaissent comme des espaces générateurs de pouvoir [queer], des présences qui s’affirment et des geste d’autodétermination qui non seulement troublent la normativité sous toutes ses formes – y compris l’homononormativité –, mais qui rejettent catégoriquement sa centralise et/ou sa pertinence. “ (dans le livre Zanele Muholi, publié à l’occasion de l’exposition).
Zanele redonne de la dignité, de la fierté à celles et ceux qu’iel photographie. Mais cela va dans les deux sens : en acceptant de poser, de donner leur nom, les personnes photographiées reprennent aussi le pouvoir sur leur vie.
Dans ses autoportraits de la série plus récente Somnyama Ngonyama (Gloire à la lionne noire), débutée en 2012 et toujours en cours, Zanele Muholi critique la vision occidentale de la représentation des Noir·es. Pour ses autoportraits, la photographe se réapproprie des objets du quotidien qu’elle trouve autour d’elle : des peignes, du dentifrice, etc. Elle force les contrastes pour magnifier la noirceur et attaquer le racisme. Comme dans la photo de couverture de cet article qu’iel réalise à Mayotte en 2019.
Dès ses premiers travaux, sur des personnes victimes de crimes de haine et cible de violences homophobes, elle se donne aussi pour tâche de montrer que dans la vie queer, la joie et l’amour existe à côté des traumatismes. Elle n’enferme pas les personnes dans leur statut de victimes. Son travail permet aussi de contester l’idéologie qui déclare l’homosexualité comme non-africaine.
Nous avions rencontré Zanele Muholi pour la première fois en 2012, quand le club de foot Les Dégommeuses avait organisé un match avec le Thokozani Football Club sud-africain. Un grand moment !
Durant son interview, Zanele évoque l’évolution de son travail, l’activisme, sa fondation pour aider d’autres artistes mais aussi… le football !
Komitid : Cette rétrospective permet entre autres de voir l’évolution de ton travail. Qu’est-ce qui a changé durant ces 20 dernières années ?
Zanele Muholi : L’évolution peut vouloir dire beaucoup de choses. Mon travail a touché de nombreuses communautés, qui font partie de la communauté noire LGBTQIA+. L’étendue et la narration changent. Dans les dix dernières années, j’ai été entendu·e car j’ai fait du bruit intelligemment. Avant, c’était difficile d’investir des espaces comme celui de la MEP. Les gens changent lentement leur état d’esprit en particulier sur la façon de voir les individus queers dans leurs environnements. Mais parfois il peut y avoir des retours de bâton, comme en France ou dans d’autres pays européens aussi où les gens ne peuvent pas être qui ils et elles sont. On peut dire que les gens sont libres mais la façon dont ils et elles sont traitées, c’est autre chose, et ça veut dire que des choses doivent changer.
« Mon travail a touché de nombreuses communautés, qui font partie de la communauté noire LGBTQIA+ »
Et pour les personnes LGBTQIA + en Afrique du Sud, qu’est-ce qui a changé ?
Les 20 ans qui viennent de s’écouler ont été durs, mais les 10 dernières années ont vu des améliorations. Ils et elles sortent de leur placard professionnellement. Pas dans le township, mais dans leur profession. On a vu des gens qui sont sortis du placard professionnellement en prenant des risques, mais désireux de le faire savoir sans peur. Les personnes hétéros peuvent s’embrasser dans la rue, mais pour nous, c’est impossible. Sur la planète, sur le continent, il reste beaucoup à faire.
Qu’est-ce que cela signifie d’avoir une exposition à la MEP ?
Avoir une exposition comme la mienne dans un lieu comme la MEP, ça veut dire que des élèves, des étudiants de toutes les disciplines, vont étendre leurs connaissances. Je voulais que mon travail soit examiné, pour être inclu dans les canons de l’histoire de l’art. Lentement nous y arrivons mais ce n’est pas assez. Je sais que je ne suis pas seul·e. Il y en a beaucoup qui sont venu·es avant moi et je dois le reconnaître. Je dois les remercier, leurs voix comptent et nous devons visibiliser ce matériel pour s’assurer que nous les utilisons comme références nécessaires dans les études et au-delà.
Pourquoi est-ce toujours important de documenter les vies des personnes LGBTQIA+ en Afrique du Sud ?
C’est important de documenter les vies LGBTQIA+ en Afrique du Sud, en Afrique, dans le monde. Là où il y a une école, une bibliothèque, une entreprise, nous sommes là. Il n’y a pas tant de choses qui sont utilisées, dans les écoles, dans les universités, pour faire en sorte que les jeunes apprenants ont accès à des voix, des bruits, des informations qui les incluent. Les teenagers ne sont pas tous hétéros et il y a beaucoup de coming out précoces. Cela pourrait aider ces jeunes de savoir qu’ils et elles ne sont pas seules, pour pouvoir agir en connaissance de cause, précocement, sans craindre les persécutions. Donc, c’est très important du point de vue de l’éducation. Mais aussi pour briser l’ignorance persistante, qui continue dans les écoles, dans les églises, à la maison, dans les rues. Il y a encore trop de jeunes à la rue parce qu’ils sont discriminés à la maison.
Le livre sur ton travail intitulé « Faces and Phases » m’avait beaucoup impressionné. Cette série continue et je crois que les problèmes de viols correctifs en Afrique du Sud et ailleurs sont toujours là…
Oui tu l’as mentionné, c’est un problème qui doit être réglé. Les lois doivent changer. Chaque individu doit être protégé. Personne ne devrait être discriminé en raison de son expression de genre. C’est très important que le système des lois change pour que chacun et chacun soit protégée en tant que personne. En tant que citoyen·ne, les deux protections garanties par la Constitution sud-africaine, en raison de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre, doivent être totalement respectées. Personne ne devrait être tuée car elle aime les femmes ou parce que cette personne est trans.
Tu t’identifies comme « activiste des images ». Comment cela se traduit-il dans ton travail et en particulier dans ta récente série d’autoportraits ?
L’art visuel est relié à l’art. L’activisme des images est relié à l’activisme, non ? Au lieu d’être coincé dans le monde de l’art, mon travail est actif. Chaque visuel est politique. Mon travail a pour but de faire avancer un agenda politique. D’abord, pour être vu·e, pour être entendu·e, pour être reconnu·e et respecté·e. Si j’existe dans le monde de l’art sans être vu·e, si je vais dans une galerie ou un musée et que je ne me vois pas et que je suis présenté·e par quelqu’un qui ne connait pas mes engagements politiques, mes expériences politiques, c’est que je serais silencié·e. Je parle d’activisme dans des lieux où des gens non convaincus sont présents. La plupart des gens qui vont dans les musées ne sont pas queer, sans doute, donc je dois apporter un changement. On vient de parler des crimes de haine. Comment apporter ce sujet dans un musée pour éduquer celles et ceux qui changent les lois. Comment faire évoluer des juristes ou des médecins qui vont venir dans cet espace et vont ensuite faire évoluer leur travail. Si une personne est violée, elle a affaire à la police, puis à un médecin, un travailleur social, un infirmier, un pasteur peut-être. Si ces personnes sont transphobes, homophobes, queerphobes, il y a peu de chance que la victime soit entendue dans un tribunal parce que la police, les médecins n’auront pas bien fait leur travail. Je qualifie ma pratique d’activisme visuel parce qu’il y a beaucoup de domaines à changer et j’utilise le travail visuel pour cet agenda politique. Nous avons tous un rôle à jouer, toi aussi Christophe quand tu écris sur ce travail ou quand tu interviens. C’est aussi simple que cela.
« Je fais en sorte d’apporter un soutien éducatif à celles et ceux qui n’ont pas eu accès à une éducation pour pouvoir créer »
Peux-tu décrire ton action avec tes activités d’appui et ta fondation ?
Je suis une philanthrope en plus d’être un·e activiste visuel.le. Je prends soin en particulier de la communauté qui m’entoure. Je suis sensible aux questions de déracinement, et je comprends les difficultés de ne rien posséder. Je viens d’un milieu pauvre, j’ai été élevé·e par une femme seule, avec huit enfants, quand mon père est mort. J’aime les femmes et je comprends ce que les femmes doivent endurer, celles qui n’ont pas de travail, qui n’ont pas eu accès à l’éducation parce qu’elles ont été expulsées de leur foyer. En ce moment, je fais en sorte d’apporter un soutien éducatif à celles et ceux qui n’ont pas eu accès à une éducation pour pouvoir créer, dans un espace que j’ai créé. J’ai aussi des artistes en résidence, avec un espace pour lire, pour échanger avec d’autres artistes, pour avoir accès à des ressources, pour pouvoir suivre des cours et être exposées. Etre la première personne sud-africaine noire et queer exposée ici, à la MEP, signifie aussi qu’il est de mon devoir de faire en sorte que beaucoup d’autres sachent ce qu’il se passe, puissent apprendre sur la politique et le monde artistique en France. Paris est un hub artistique comme New York, Milan ou Londres. Etre ici, signifie que l’on a gagné une bataille. Etre ici, cela offre aussi le droit et l’accès pour les personnes LGBTQIA+ noires qui vivent en France, ou à Paris ou en banlieue. Cela leur donne aussi le réconfort et la compréhension de sentir une appartenance, alors qu’avant, ces personnes regardaient cette institution de l’extérieur, de loin parce que rien ne leur parlait. Je suis content·e de dire que cela permet à d’autres camarades du continent africain de savoir que la MEP est envisageable pour elles et eux aussi.
Es-tu toujours intéressé·e par le football ?
Une de mes missions est de faire en sorte qu’une équipe trans/lesbienne de foot puisse participer aux prochains JO ! En 2012, tu te souviens, j’étais venu·e avec une équipe lesbienne de football. Douze ans, plus tard, nous viendrons en 2024 avec une jeune équipe de joueuses lesbiennes et trans pour participer à nouveau. J’espère que le Parc des princes sera ouvert pour nous.
Quelque chose que tu voudrais ajouter ?
Qu’il y ait de plus en plus d’artistes queer dans des lieux comme celui-ci parce les histoires de l’art trans et queer sont nécessaires et le monde a besoin de connaître nos créations artistiques. Que nous puissions aussi investir les cinémas, les théâtres, les espaces créatifs parce que nous avons le droit d’exister. On a aussi beaucoup de choses à apprendre de l’Afrique !
« Zanele Muholi », rétrospective à la Maison européenne de la photographie, du 1er février au 21 mai 2023. Toutes les infos ici.
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