L'évènement le plus important depuis le lancement de Netflix en France
« Il y a chez Jacques Demy une sensibilité homosexuelle très forte, une approche queer de certains thèmes pourtant archi-classiques pour les transgresser. »
Oui, je sais, vous vous dites que le titre de cet édito est un peu exagéré. Mais l’amour est-il raisonnable ? Et Jacques Demy, je l’aime « totalement, tendrement, tragiquement ».
Netflix, c’est bien. Mais même si on est ultra fan des séries de Ryan Murphy, des documentaires sur les coulisses de la justice, des blockbusters, il est réjouissant – sans être le moins du monde chauvin – de voir le catalogue de la plateforme de streaming s’enrichir de plus d’œuvres francophones (Dolan avec quatre films, Truffaut avec 12 films). Depuis aujourd’hui, ce sont pas moins de huit films de Jacques Demy qui y sont à (re) découvrir.
Variations sur le genre
Grandir comme c’est mon cas avec Demy dans les années 60 et 70, voir ses films enfant ou jeune ado, c’est réaliser sans y mettre des mots que le monde ordinairement stéréotypé des princes et des princesses peut se prêter à toutes sortes de variations sur le genre (Peau d’Âne, Lady Oscar), c’est découvrir un certain Monsieur Dame dans Les Demoiselles de Rochefort. C’est aussi voir que des ouvriers peuvent aimer l’opéra (Les Parapluies de Cherbourg) et que les femmes s’en sortiraient parfois sans doute mieux sans la compagnie des hommes (Lola, Model Shop).
Dans L’Évènement le plus important, Jacques Demy ose faire jouer au couple (à la ville) le plus hétéro des années 70 un renversement des genres et des rôles sociaux. C’est le mari (Marcello Mastroianni) qui tombera enceint, et qui accessoirement, comme le disent les clientes du salon de coiffure de Catherine Deneuve, va comprendre ce que c’est que la vie d’une femme.
Il y a chez Jacques Demy une sensibilité homosexuelle très forte, une approche queer de certains thèmes pourtant archi-classiques pour les transgresser.
Queer studies
Dans son essai intitulé Enchantements désenchantés, Les contes queer de Jacques Demy, l’américaine Anne Duggan, spécialiste des contes dans la littérature et le cinéma, analyse les films de Demy sous le double éclairage des contes pour enfants revisités (on pourrait dire dynamiter) par le cinéaste et des queer studies. Elle m’expliquait à l’époque de la sortie du livre : « Je crois que ceux qui connaissent la sous-culture gay – et tous les jeux sur le genre et la sexualité qui vont de pair – voient les clins d’œil, les messages codés, dans les films de Demy. »
Jacques Demy se permet des audaces de mise en scène – sans parler du fait qu’il est le seul à avoir fait deux films entièrement chantés – qui ont influencé bon nombre de cinéastes queers.
Cette dimension queer est très présente dans Peau d’Âne, très influencé par l’admiration que Demy vouait à un autre grand créateur gay, Jean Cocteau. Ce conte pour enfants, Demy en respecte scrupuleusement l’histoire et le cahier des charges. Mais de bout en bout, il y instille des éléments perturbateurs. Comme lors de cette séquence racontée par Alexis Lormeau, guide-conférencier à la Cinémathèque française et spécialiste du cinéma de Jacques Demy, dans une interview sur Yagg : « Nous n’attendons pas non plus d’un intendant du roi qu’il précise, au cours de l’annonce comme quoi toutes les filles sont convoquées au palais pour essayer un anneau et que celle à laquelle il siéra, épousera le prince : « Attention, les filles seulement ! », ce qui laisse sous-entendre que oui, un garçon pourrait avoir l’idée (tout de même assez saugrenue pour un conte de fée) de se laisser tenter d’essayer l’anneau d’or et d’épouser le prince. »
Statut de « marginal »
Plus tard, dans les années 80, avec Une chambre en ville, son chef d’œuvre d’une noirceur absolue, le statut de « marginal » de Demy dans le cinéma français ne peut que résonner avec sa propre expérience. Jacques Demy se permet des audaces de mise en scène – sans parler du fait qu’il est le seul à avoir fait deux films entièrement chantés – qui ont influencé bon nombre de cinéastes queers, de Ducastel et Martineau (Jeanne et le garçon formidable) à Céline Sciamma en passant par Christophe Honoré ou François Ozon.
Porté aux nues par la critique mais boudé par le public, si peu dans l’air du temps des golden boys et du libéralisme, Une chambre en ville peut être regarder très différemment. Il dépeint ce monde ouvrier admirablement dépeint, cette solidarité des « premiers de corvée » ainsi qu’un monde où les anciennes aristocrates (sublime Danielle Darrieux) « emmerde les bourgeois ». Comme l’écrit Nicolas Maille, dans sa critique lors de la sortie du DVD : « Derrière son esthétique qui puise dans l’artifice du chant, dans les excès de forme et dans une noirceur qui a tout de la mise à nu, Une chambre en ville sonne radicalement vrai. »
Noirceur du propos
Dans ses trois films les plus célèbres (et les plus populaires), les musiques emballantes de Michel Legrand ne doivent pas faire oublier la noirceur du propos. Dans Les Parapluies de Cherbourg, la guerre d’Algérie (peu évoquée dans le cinéma français) sépare les amants. Dans Les Demoiselles de Rochefort, un vieil homme « bien sous tous rapports » découpe « une femme en morceaux ». Dans Peau d’Âne, Jean Marais envisage très sérieusement d’épouser sa fille et donc de commettre un inceste.
Un autre cinéaste « marginal » et pourtant si essentiel au cinéma français, Paul Vecchiali m’avait confié des tas d’anecdotes sur Jacques Demy, qu’il fréquentait assidûment. Il m’avait aussi dit ceci : « Jacques, c’est certainement dans le métier la personne que j’ai le plus aimée et qui me le rendait bien, vraiment bien. »
Demy, c’est un cinéaste qui vous fait entrevoir que le bonheur, ce peut être un instant furtif, un instant magnifique sitôt envolé mais qu’on porte avec soi pour toujours.
- Pourquoi le mea culpa de Gérald Darmanin sur le mariage pour tous·tes sonne creux
- Suicide de Lucas : tout ce que nous avons obtenu n'aurait servi à rien ?
- Et vous, que retiendrez-vous de l'année 2022 ?
- Mondial 2022 : rien ne va dans cette Coupe du monde
- Un ambassadeur aux droits LGBT+, c'est bien. Mais avec quelle volonté politique et quels moyens ?