Confinement, salles fermées : quel impact pour le cinéma LGBT+ (2/2)
Komitid s’est entretenu avec trois distributeurs de films LGBT+ pour comprendre les enjeux du secteur et les conséquences immédiates de cette crise sanitaire mais aussi économique. Deuxième partie de notre enquête.
Episode 2 : « Éviter la loi de la jungle »
L’épidémie de coronavirus est une crise sanitaire sans précédent. C’est aussi un choc sur l’économie et aussi sur la culture. Depuis l’annonce, le 15 mars dernier, de la fermeture des cinémas sur tout le territoire français, ce sont avant tout les indépendants aux structures de taille modeste qui en payent les frais. Les salles elles-mêmes bien sûr, fermées du jour au lendemain, mais également les distributeurs qui travaillent plusieurs mois en amont de la sortie de leurs films. Komitid s’est entretenu avec trois d’entre eux dont les films LGBT+ étaient attendus dans les semaines à venir pour comprendre les enjeux du secteur et les conséquences immédiates de cette crise. Deuxième partie de notre enquête.
Pour Thibaut Fougères de OutPlay, la question du « travailler ensemble » se pose plus que jamais : « Il y a deux solutions, soit les exploitants, les producteurs et les distributeurs fonctionnent en bonne intelligence, soit, pour éviter la loi de la jungle et que des boîtes ne s’en sortent plus, on devra demander au CNC une régulation pour imposer aux distributeurs une limite quant au nombre de films sortis pour qu’il y ait de la place pour tout le monde ».
Selon Jane Roger qui est au contact via sa coprésidence du Syndicat des distributeurs indépendants (SDI), toute la profession réfléchit à ses pratiques mais rien ne pourra se faire sans de vraies décisions au plus haut niveau. « La demande des distributeurs indépendants, précise la dirigeante de JHR Films, c’est d’être appuyé pour obtenir une garantie du CNC pour ce maintien des programmations mais ce n’est pas gagné quand on voit que Le Pacte (qui fait partie des distributeurs plus puissants, ndlr) a reprogrammé six de ses plus gros films en juin, juillet et août, on sait que les exploitants vont avoir besoin de ces grosses sorties. Je ne vais pas me jeter dans la fosse aux lions. Le SDI, à travers la voix de son président Etienne Ollagnier (qui dirige Jour2Fête qui a distribué récemment, en avec succès, Papicha, ndlr) parle au CNC tous les jours, le dialogue est enclenché et on attend des réponses. Au sein du SDI, on sent que les gens sont optimistes, on a créé un groupe WhatsApp, il y a beaucoup d’échanges, des idées qui surgissent pour plus de régulation entre nous sur les dates de sortie, pour plus de solidarité et de mise en commun pour affronter l’après qui va être dur pour nous. Il faut que les gens ne l’oublient pas le jour où ils pourront retourner à leur bureau ! ».
Urgence financière
L’urgence financière n’a pour l’instant pas été entendue par le CNC et notamment en ce qui concerne le versement des aides à la distribution destinées à rompre les déséquilibres entre un cinéma « grand public » et commercial et des films plus confidentiels comme le sont la plupart du temps les films queer.
Pour Cyril Legann, « il faudrait que le CNC déclenche les aides à la distribution qui étaient validées et en cours. Notamment pour nous sur le film Luciernagas qu’on avait sorti en janvier dans une combinaison de salles d’art et essai plus importante que nos films précédents parce qu’il ne parlait pas de sexe et qu’il était moins “ gay centré ”, plus ouvert sur des problématiques sociales. Sa carrière a été interrompue et il faut que je regarde de près ce que propose le CNC pour solder les aides au plus tôt. Le Colocataire devait passer en commission début avril, cela me semblerait légitime d’avoir des aides sur les sorties qui étaient planifiées pour sauvegarder les meubles en fonction de la taille et de l’historique des distributeurs ».
L’une des premières décisions est pourtant arrivée assez tôt dans cette crise puisque le CNC annonçait via un alinéa dans la loi d’urgence votée au Parlement la semaine dernière, un assouplissement des règles de la fameuse chronologie des médias française permettant aux films à l’affiche lors de la fermeture des salles de poursuivre leur carrière directement en VOD. Mais le sujet divise les professionnels de la distribution puisqu’on le sait dans ce métier, on ne prépare pas une sortie salles et une sortie numérique de la même façon comme le reconnait Jane Roger : « Dans l’absolu, nous confie-t-elle, je pense que cela peut être une bonne chose mais c’est toujours dangereux d’ouvrir les boîtes de Pandore car on a une chronologie des médias qui est faite pour nous protéger. Je pense qu’il y a d’autres urgences, je ne suis pas sûre que cette décision soit la plus bénéfique sur le long terme. Moi j’ai tout de suite botté en touche sur l’idée d’une sortie en VOD de Brooklyn Secret, le film était prêt à être en salles. Évidemment il y a des gens qui s’intéressent au cinéma d’auteur mais je pense quand même que la majorité de la population est plutôt sur Netflix, ce seront les grosses plateformes les gagnants de cette histoire. Et puis le travail de promotion et de communication ne visait pas le même public, on ciblait un public de salles de cinéma. On espérait faire 50.000 spectateurs donc j’ai préféré geler la sortie et il sortira dès que possible ».
Même réaction chez OutPlay. « tout dépend de la typologie du film, précise Thibaut Fougères. « Pour des films qui peuvent avoir une vraie visibilité en VOD, c’est pertinent pour amoindrir les frais de distribution mais, en ce qui concerne Madame, ce n’est pas un film que j’imagine sortir en VOD ».
« J’ai entendu parler de la possibilité de sortie numérique géolocalisée organisée avec des salles de cinéma et c’est quelque chose qui peut être intéressant. »
Solutions innovantes
Pour Cyril Legann d’Optimale, il est temps d’imaginer des solutions innovantes : « La sortie numérique c’est ce qu’on fait pour 80 % de nos films, donc pour nous la salle est une façon de s’engager sur des films au potentiel plus fort. J’ai entendu parler de la possibilité de sortie numérique géolocalisée organisée avec des salles de cinéma et c’est quelque chose qui peut être intéressant. C’est une piste mais quand on voit tout ce qui est disponible sur les plateformes de streaming, je reste dubitatif ».
Loin d’être des ennemis à combattre, les plateformes de streaming ont été des sources d’inspiration technique comme éditoriale pour les distributeurs spécialisés dans les films de « niche » comme sont souvent qualifiés les projets LGBT+. Optimale a lancé il y a plusieurs mois déjà sa propre plateforme numérique, Queerscreen et, selon Cyril Legann, « il y a un véritable pic d’inscription. On fait en une semaine ce qu’on fait d’habitude en un mois. On était à 1500 abonnés et là, on a plusieurs centaines d’inscription par jour. On est passé de quatre nouveaux films proposés par mois à deux par semaine. Mais on ne sait pas encore si ces nouveaux abonnés confirmeront à l’issue de la période de gratuité ».
Chez OutPlay, le lancement de la plateforme VOD maison a même été avancé de quelques semaines pour sauver les meubles, comme l’explique Thibaut Fougères : « Il n’y a plus de ventes de DVD et notre activité de ventes internationales ou d’exploitation de notre catalogue liées aux festivals est à l’arrêt. La seule fenêtre de tir qu’il nous reste c’est la VOD sur laquelle on était déjà présent depuis plusieurs années. Cela faisait des mois qu’on travaillait sur notre propre plateforme qu’on vient, du coup, de lancer, et qui s’appelle outplayvod.fr où on propose l’ensemble de notre catalogue et qu’on va ouvrir à d’autres films, c’est la seule façon d’essayer d’avoir un peu de trésorerie. On y sortira le 3 avril le film anglais Benjamin, qui était sorti en salles en décembre dernier et Pulsion Dangereuse le 23 avril mais ce calendrier était déjà prévu en amont ».
La rétribution pour un distributeur est sensiblement la même, soit à peu près 2 euros par ticket de cinéma ou par visionnage VOD mais l’ampleur d’une sortie en salles est différente (presse, bouche à oreille) et touche toutes les générations alors que la VOD fonctionne surtout auprès d’un public urbain connecté et jeune. Les films prévus pour la salle sont donc pour l’instant en « stand by » même si le calendrier qui s’annonce risque d’être un vrai casse-tête pour les distributeurs indépendants. « Pour Madame, confie le patron de OutPlay, je ne sais pas du tout ce qui va se passer. On a reporté toutes les sorties qui était prévues comme Fabulous d’Audrey Jean-Baptiste mais sans date précise. Pour l’instant on a maintenu La Première marche pour le 10 juin mais plus le temps avance et plus cela s’annonce compliqué, car, au fil des heures, les gros distributeurs datent des films à partir de juin et jusqu’en août ce qui veut dire qu’il y aura encore moins de place pour nous. Là on avait des semaines à 18 ou 20 films, on va arriver à des semaines à 30 films ! Peut-être que dans l’industrie la question va se poser de reporter une partie des line-up de 2020 à 2021 parce qu’en 2021 et comme tous les tournages sont arrêtés, on risque d’avoir une pénurie de films au niveau mondial ».
Jane Roger, elle aussi tente d’anticiper mais reconnaît que toute annonce ou même décision est impossible pour le moment : « L’été va être blindé et la rentrée qui est d’ordinaire déjà très chargée va être problématique pour les distributeurs indépendants et nos films qui sont plus fragiles. Notre programmation 2020 va forcément déborder et se caler sur 2021 car nous n’aurons pas la place pour sortir les films prévus cette année. Mais pour l’instant, on ne sait pas quand les salles vont réouvrir donc on parle un peu dans le vide. Et on ne connait non plus ce que sera le comportement des spectateurs. Après être restés chez eux pendant des semaines, je ne suis pas sûr que leur première sortie sera d’aller s’enfermer dans une salle de cinéma ».
Il faut également prendre en compte la mise à l’arrêt des tournages partout dans le monde, les désormais très probables annulations ou reports des festivals internationaux les plus prestigieux (Cannes, Venise) devenus au fil des ans grands pourvoyeurs de films queer tout comme l’incertitude qui plane encore sur l’organisation des deux plus grands festivals LGBT+ américains que sont Frameline (San Francisco, juin) et OutFest (Los Angeles, juillet). Ce n’est donc pas uniquement l’année en cours qui risque d’être pauvre en propositions de films LGBT inédits mais bien aussi le premier semestre de la suivante.
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