Confinement, salles fermées : quel impact pour le cinéma LGBT+ ? (1/2)
Franck Finance-Madureira a enquêté auprès des distributeurs indépendants de films LGBT+ afin de connaître l'impact de l'épidémie due au coronavirus. Voici le premier épisode de cette enquête en deux parties.
Episode 1 : « Un coup de massue »
Depuis l’annonce, le 15 mars dernier, de la fermeture totale des salles de cinéma sur tout le territoire français, ce sont avant tout les indépendants aux structures de taille modeste qui en payent les frais. Les salles elles-mêmes bien sûr, fermées du jour au lendemain, mais également les distributeurs qui travaillent plusieurs mois en amont de la sortie de leurs films. Komitid s’est entretenu avec trois d’entre eux dont les films LGBT+ étaient attendus dans les semaines à venir pour comprendre les enjeux du secteur et les conséquences immédiates de cette crise qui est avant tout sanitaire mais qui a aussi un impact économique important.
C’est le film Miss distribué par Warner France qui a été le premier à décaler sa sortie, prévue le 11 mars, au 23 septembre prochain. C’était au tout début du mois de mars et le report du film de Ruben Alves consacré à l’histoire d’un garçon qui va tenter de devenir Miss France a donné le ton d’un printemps cinématographique bousculé par la crise du coronavirus.
J’ai réalisé que le lundi qui devait être un lundi de programmation allait être un lundi de fermeture des bureaux, de mise au chômage du personnel et d’arrêt des activités pour un temps indéterminé ».
Pour Jane Roger, dirigeante de la société de distribution JHR Films qui devait sortir en salles le 18 mars dernier, le film Brooklyn Secret, écrit, réalisé et interprétée par l’artiste trans d’origine philippine Isabel Sandoval, cette annonce a fait l’effet d’un coup de tonnerre à double détente : « D’abord un coup de massue parce que c’est arrivé de façon brutale même si je sentais le vent tourner avec des annulations de sortie annoncées depuis une dizaine de jours. Et puis c’est un sentiment de grande tristesse qui m’a envahi. Il y avait une avant-première organisée le dimanche 15 mars pour Brooklyn Secret mais le samedi soir la fermeture des salles a été annoncée. La magie de l’instant a été foutue en l’air. J’ai réalisé que le lundi qui devait être un lundi de programmation allait être un lundi de fermeture des bureaux, de mise au chômage du personnel et d’arrêt des activités pour un temps indéterminé ».
En tant que coprésidente du SDI, le syndicat des distributeurs indépendants, Jane Roger a été confiante jusqu’au bout puisqu’elle avait participé à ce titre à une réunion au Ministère de la Culture le 10 mars et, ce jour-là, le discours était encore optimiste et volontariste de la part des pouvoirs publics. « On nous a encouragé à ce que les salles restent ouvertes, se souvient-elle pour Komitid, et à ce qu’on maintienne les sorties de films pour envoyer des signes positifs qui allaient dans le sens d’un besoin de continuer à vivre. La sortie de Pinocchio (de Matteo Garrone avec Roberto Benigni, ndlr), le 18 mars également, laissait de la place même si cela suscitait des inquiétudes. Du coup, j’avais décidé de ne pas annuler la sortie de Brooklyn Secret tant que les salles étaient ouvertes, mon plan média était en cours, la réalisatrice Isabel Sandoval était venue à Paris. J’ai donc géré les urgences, Isabel est repartie à New York et il a fallu faire le deuil de cette sortie préparée depuis quatre mois sur le plan business mais aussi sur le plan affectif. C’était notre plus gros enjeu de l’année : une cinquantaine de salles en sortie nationale, une campagne d’affichage dans tout Paris, des partenariats médias … Et le problème financier est très important ».
Dans l’impasse
Même son de cloche, chez des distributeurs spécialisés dans le domaine des films LGBT+. Pour Thibaut Fougères de la société OutPlay qui s’apprêtait à sortir le documentaire suisse Madame en salles le 18 mars également, même situation, même surprise et mêmes conséquences : « Honnêtement, nous raconte-t-il, ce n’est pas quelque chose que nous avions envisagé à notre niveau puisque même les pouvoirs publics ne l’avaient pas prévu avant début mars. On savait que la crise existait mais jamais on aurait pu penser que cela impacterait la France à ce point-là et toute l’industrie du cinéma. Nous avons été durement touchés puisque le 18 mars on devait sortir en salles le film Madame, de Stéphane Riethauser et que la fermeture des salles de cinéma a été annoncée quelques jours avant. Tout l’investissement financier fait en amont, que ce soit l’achat d’espaces publicitaires, les relations avec la presse et les négociations avec les cinémas pour la sortie du film en salles a été anéanti en 24 heures. Le réalisateur était à Paris pendant huit jours à l’hôtel pour faire la promo et des interviews et je devais l’accompagner dans plusieurs villes de province pour des avant-premières qui ont toutes été annulées les unes à la suite des autres, heure après heure, en l’espace de deux jours. Honnêtement ce sont six mois de travail qui sont anéantis, c’est énormément d’investissement en temps et en argent.
Là, poursuit-il, on est un peu dans une impasse, on ne sait pas quand on va pouvoir sortir le film ou même si on va pouvoir le sortir tout simplement. On ne sait pas si les salles qui étaient prévues vont jouer le jeu de le reprogrammer ou pas. On est dans un flou très dur à vivre pour nous car, même au-delà de l’aspect financier, on tenait vraiment à ce que le film soit vu en salle et notamment avec la présence du réalisateur ce qui est capital pour la vie d’un documentaire notamment. C’est la base de notre métier que de faire vivre les films en salles ».
Situation inédite
Pour Cyril Legann d’Optimale, la situation est encore plus inédite puisque la société de distribution n’a développé l’activité salles que depuis trois ans et que sa première activité, c’est la vente de DVD, également impactée : « Sur Le Colocataire qui devait sortir le 22 avril prochain, on était bien partis, on sentait qu’il y avait une vraie envie sur les réseaux, dans les retours après les festivals et les avant-premières. On avait l’impression de gravir une marche à chaque film distribué en salles, c’est frustrant d’avoir les pattes cassées comme ça en pleine course. D’autant qu’on avait fait venir le réalisateur argentin Marco Berger à Paris pour rencontrer quelques journalistes. On se tient prêt pour le sortir dès la réouverture des salles même si on craint l’effet d’embouteillage. Pour la sortie qu’on avait prévu le 22 juillet du film Fin de siècle, cela paraît compliqué puisque tous les films se reportent à cette période. Mais la salle n’est pas la partie la plus développée de notre activité, c’est plutôt la vente de vidéos, donc de DVD, qui est la plus importante et là, c’est pareil, c’est assez difficile, les magasins sont fermés et les commandes sont au ralenti. Cela représente plus de 60 % de notre chiffre d’affaires. On a la chance d’avoir des habitués, une base de clients réguliers qui commande systématiquement toutes les nouveautés, c’est très à l’ancienne puisque c’est un public plus senior, plus isolé qui nous passe même des commandes par téléphone. Et puis, il y a tous les festivals de cinéma LGBT annulés qui nous impactent également que ce soit à Nantes, Grenoble ou à Rouen dans lesquels nous présentons souvent entre trois et quatre films. »
« Les petits films ou films indépendants avec une audience plus limitée risquent de passer à la trappe. »
Pour l’essentiel de la profession, la seule inconnue qui demeure et qui sera capable de lui permettre un semblant de visibilité sur ses sorties à venir, c’est la réouverture des salles. « On ne sait pas quand elles vont réouvrir, explique Thibaut Fougères, et si ce sera toutes en même temps ou région par région, si elles vont reprendre la programmation telle qu’elle s’est arrêtée à mi-mars ou si elles vont prendre des films différents. Il y a déjà eu énormément de reports de films qui devaient sortir en mars et en avril et on sait que les salles vont avoir besoin très rapidement de trésorerie et qu’elles vont peut-être se reporter sur les films les plus faciles pour faire rentrer du cash ce qui est normal puisqu’elles doivent payer leurs employés, leurs charges. Les petits films ou films indépendants avec une audience plus limitée risquent de passer à la trappe. C’est la grosse problématique pour nous et je pense qu’il va falloir qu’il y ait une véritable solidarité entre nous, dans toute l’industrie, entre les salles et les distributeurs pour essayer de trouver des solutions ».
Pour les films indépendants, d’art et essai, parmi lesquels figure l’essentiel du cinéma LGBT+, et qui sont déjà souvent pénalisés en termes de distribution face aux gros distributeurs et aux films dits « grand public », cette attente est aussi complexe que le calendrier chargé qui s’annonce.
Chômage technique
Et les problèmes de trésorerie vont vite devenir insolubles sans une aide rapide des instances concernées. Jane Roger le concède : « C’est déjà difficile pour ces films en temps normal et de façon générale donc cela n’en sera que renforcé. Et puis les mesures gouvernementales telles qu’elles sont relayées par les médias donnent l’impression de pouvoir se déclencher en appuyant sur un bouton alors que c’est beaucoup plus complexe. On doit avancer les salaires dans le cas de chômage technique, les effets d’annonce sont loin de la réalité administrative. C’est plus facile pour des grosses structures qui ont de la trésorerie donc nous allons être beaucoup plus impactés et certains ne s’en remettront pas. Moi, malheureusement je ne vais pas pouvoir redépenser les dizaines de milliers d’euros investis. Alors la question c’est de savoir si je vais pouvoir avoir une aide au moment de la ressortie pour relancer la machine ? Est-ce que les salles joueront le jeu de reprendre le calendrier des sorties où il s’est arrêté pour qu’on retrouve nos 50 salles ou il y aura-t-il une mesure contraignante à ce sujet ? ».
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