« Indianara ne représente pas qu’une minorité trans ou LGBT, elle est la voix des opprimés, des sans-abris, des invisibles »
Le documentaire d'Aude Chevalier-Beaumel et de Marcelo Barbosa, sur la militante trans bréslienne Indianara, vient d'obtenir le Grand Prix du documentaire au festival Chéries-Chéris, après une diffusion au Festival de Cannes très remarqué. Rencontre.
En salles aujourd’hui après une sélection à l’Acid à Cannes et tout juste auréolé du Grand prix du documentaire au festival Chéries Chéris, Indianara est un film important. Portrait d’une militante brésilienne et trans toujours dans l’action et filmée juste avant l’arrivée au pouvoir du président d’extrême droite Jair Bolsonaro, le documentaire est immersif, sensible et éminemment politique. Komitid a rencontré Aude Chevalier-Beaumel et Marcelo Barbosa qui rendent grâce à leur sujet par la maestria tourbillonnante de leur réalisation, l’intelligence profonde de leurs regards et l’ambition mémorielle de leur travail.
Komitid : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à Indianara ?
Marcelo Barbosa : Cela fait longtemps qu’on voulait travailler tous les deux ensemble et on cherchait une thématique, un sujet qui pouvait nos rapprocher. De mon côté, je pense que cela vient de ma jeunesse, je ne tenais pas en place. Et je pense que tous nous sommes passés par là, par ce questionnement sur l’autorité et l’injustice. Je ne suis plus si jeune mais je voulais rassembler des armes pour répondre à ces questionnements. Et je sais qu’Aude a ces mêmes vibrations. Indianara incarne cela, elle était un personnage parfait, elle est déjà un mythe urbain !
Aude Chevalier-Beaumel : Moi aussi j’étais une adolescente rebelle et je continue à questionner l’autorité et l’injustice ! Effectivement, on était d’accord sur la façon dont Indianara nous inspirait par sa soif de justice, de visibilité et sa façon de braver l’autorité injuste. Elle laisse les questions en suspens, n’y répond pas préférant toujours le dialogue. On ne peut pas avec elle dire non sans expliquer pourquoi, c’est ce qui nous a rassemblé tous les trois. Dans mon cursus, j’ai fait l’Ecole des Beaux-Arts et j’ai beaucoup travaillé sur des performances. La question du corps a toujours été présente dans mes travaux, tout comme celle de la mort. Ce qui m’a amenée au Brésil, c’est la capoeira, j’en fais depuis plus de 15 ans maintenant. C’est une pratique corporelle mais aussi métaphorique de la lutte. Chez Indianara on a perçu assez rapidement, cette notion de survie, donc la mort n’est jamais très loin, l’idée en tout cas de braver la mort.
« On a fait ce film pas tant pour les gens convaincus de la nécessité du combat d’Indianara que pour celles et ceux qui ne sont pas initié.e.s. Ce film est un outil. »
MB : J’ai également toujours eu une relation particulière avec le cinéma français, Jean-Luc Godard m’a toujours enchanté. Quand on a décidé de faire ce film, on voulait que cela soit fort mais pas un pamphlet, et à ce moment-là, je pense que mes souvenirs des films de Godard m’ont aidé. On a fait ce film pas tant pour les gens convaincus de la nécessité du combat d’Indianara que pour celles et ceux qui ne sont pas initié.e.s. Ce film est un outil.
Comment Indianara a-t-elle réagi quand vous lui avez proposé ce projet ?
Aude C-B : Cela faisait déjà quelques années que je voulais faire un film avec elle sans savoir quelle forme cela prendrait. Je l’avais déjà filmée dans mon documentaire précédent sur la montée des évangélistes au Brésil, j’étais allée la voir et je l’avais interrogée. J’ai été fascinée par son discours mais aussi par sa posture, sa liberté corporelle et sa liberté de penser. Elle a suivi la sortie du film et a participé à des débats de façon active. Deux ans après, on l’a retrouvée sur une performance lors de la journée de la mémoire trans. Elle citait les noms de toutes les personnes transgenres assassinées, les seins nus avec son mégaphone à la main. On a commencé à la filmer dans sa militance publique et on est tombés d’accord tous les trois sur la nécessité qu’il y avait à filmer ce qui se passait au Brésil sur un plan politique mais aussi dans sa vie à elle, la vie de sa communauté. Indianara a une conscience de ce que représente la mémoire pour faire avancer les choses et pour les générations futures. Au Brésil, il n’y pas de travail de mémoire ou de musée sur l’esclavage ou sur la dictature, les choses se répètent. Elle utilise son corps comme un musée qu’elle expose. Indianara ne représente pas qu’une minorité trans ou LGBT mais elle est la voix des opprimés, des sans-abris, des invisibles. Il y a une nécessité, et de plus en plus, de se rassembler pour lutter face à ce qu’il se passe aujourd’hui, face au totalitarisme qui rejette tout le monde, il n’y a plus le choix.
MB : Il y a tellement peu d’espaces de liberté au Brésil que dès qu’un collectif arrive avec une idée nouvelle, tout le monde a les yeux qui brillent et se dit « c’est possible ! ». Nous n’avons pas de tradition de la révolution.
« Marcelo et moi on a rapport assez athlétique au tournage, on se jette dans l’arène et après on réfléchit ! »
Qu’est-ce qui a été le plus difficile au cours de ce tournage ?
MB : La peur. Parfois on a dû tourner face à des gens armés, que ce soit la police ou lors de manifestations. Le tournage a été très physique, ce n’était pas un road-movie mais un « walk-movie ». Indianara marche des heures, peut traverser la ville de droite à gauche en une journée. Et nous avions l’envie de faire un film un peu esthétique. Même si le film est un peu « sale », il n’est pas que ça.
Aude C-B : Marcelo et moi on a rapport assez athlétique au tournage, on se jette dans l’arène et après on réfléchit ! Ce qui a été dur c’est d’arrêter de filmer et de prendre de la distance pour écrire et monter. On est devenu « addicts » à Indianara. Mauricio, son compagnon, qui est toujours très calme, en slip dans son jardin, nous a beaucoup aidé à prendre du recul.
MB : À plusieurs moments, il nous a fallu beaucoup de force pour continuer à croire qu’on faisait vraiment un film, puisqu’on n’avait pas de financement ou d’aide.
Et quel a été le moment le plus fort, celui qu’il vous restera ?
Aude C-B : Malheureusement, la mort de Marielle Franco a été le moment le plus fort du film, pour Indianara, pour nous et pour tout le monde. C’était dur de filmer en pleurant en même temps mais c’était important. C’est un moment que je n’oublierai jamais comme Marielle que je n’oublierai jamais non plus.
MB : Aux funérailles de Marielle, tout le monde savait qu’on vivait un moment historique. Cela n’a pas changé seulement le scénario du film, cela a changé nos vies.
« Indianara »
Réalisation : Aude Chevalier-Beaumel et Marcelo Barbosa
Documentaire – 1h24 – En salles le 27 novembre 2019
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