Qu'est-ce qui cloche avec le mot « lesbienne » ?
La visibilité est un enjeu majeur pour les lesbiennes. Pourtant, et le cas de la nouvelle maire de Chicago le montre, les médias et la société peinent à utiliser les mots justes. Explications de Maëlle Le Corre.
Les roses sont rouges, les violettes sont bleues, et le mot « lesbienne » semble toujours aussi difficile à prononcer et à écrire dans l’espace médiatique français. Ce matin, on comptait sur les doigts d’une main les articles présentant Lori Lightfoot, fraîchement élue maire de Chicago, comme étant lesbienne. Beaucoup (suivant l’exemple de la dépêche AFP ?) ont préféré la présenter comme homosexuelle. Pourquoi cette prudence ? Le mot « lesbienne » manquerait-il de respectabilité pour qualifier une femme politique ?
Je me poserais moins la question de la quasi absence du mot « lesbienne » pour parler de Lori Lightfoot s’il n’y avait pas un phénomène de récurrence dans cette frilosité. On évite le mot « lesbienne ». On le contourne. On lui préfère des expressions plus ou moins alambiquées ou on lui colle des guillemets. Un exemple éloquent lu dans Le Monde il y a quelques jours : à l’annonce du nom de la nouvelle rédactrice en chef du site des Inrocks, nommée après l’éviction de David Doucet, c’est avec des pincettes qu’on présente Marie Kirschen comme une « défenseuse des droits de la communauté LGBT » et comme la cofondatrice d’ « une revue “à destination des lesbiennes” ». Était-il inconvenant de dire que Marie Kirschen EST lesbienne ? Nous sommes à peine deux mois après les révélations sur la ligue du LOL, ce groupe d’hommes issus du journalisme et de la communication qui a harcelé des femmes, des personnes racisées, des personnes LGBT+ pendant plusieurs années. Qu’une journaliste ouvertement lesbienne accède à la tête d’une rédaction web, cela n’a rien d’anodin. Pourquoi l’omettre ?
Nommer les choses, c’est les rendre visibles, et cette visibilité-là, les lesbiennes en ont encore cruellement besoin… aussi pour elles-mêmes. C’est non sans plaisir que je réécoute les mots de ma consœur Anne-Laure Pineau (qui est lesbienne) et qui disait justement lors de la journée de la visibilité lesbienne le 26 avril dernier : « Essayez de taper “lesbienne” dans Google, vous n’allez trouver que des contenus pornographiques. Et ça, ça fait quoi ? Ça fait que certaines d’entre nous on du mal à utiliser ce mot-là, elles le trouvent moche. » Quand un mot est globalement perçu comme quelque chose de négatif, comment parvenir à se l’approprier pour soi ?
Le mot lesbienne n’est pas la propriété du porno (qui souvent n’est même pas destiné aux lesbiennes elles-mêmes, mais plutôt à des yeux d’hommes hétérosexuels). Il n’est pas non plus une insulte. Pourtant, ce sont souvent ce que rapportent les victimes d’agressions lesbophobes, les mots « sales lesbiennes », accolés ensemble, leur donnant une charge encore plus négative. « Lesbienne » ne devrait pas être un terme qu’on utilise si promptement pour dénigrer. Quelles images véhicule-t-on quand on dit « comme une lesbienne » ? Se comporter comme une lesbienne, s’habiller comme une lesbienne, jouer au foot comme une lesbienne… Et si ces images devenaient positives et renvoyaient à des caractéristiques valorisantes comme l’indépendance, le non-conformisme, la force ?
On peut dire le mot « lesbienne », on doit le dire, pas seulement parce que c’est un beau mot, mais aussi parce qu’à force de ne plus le dire, à force d’avoir peur de le dire, à force de lui préférer de confortables périphrases, on lui retire sa substance politique.
Cette invisibilisation se traduit aussi par notre propre méconnaissance (parfois même notre propre ignorance) d’un matrimoine lesbien riche et pourtant négligé. Dans son hommage à la réalisatrice Barbara Hammer, la journaliste Clémence Allezard (une lesbienne, elle aussi) s’interroge : « Faut-il que nos icônes meurent pour qu’on les découvre ? ». Car malgré la richesse de son œuvre, son influence dans le cinéma expérimental, la façon dont elle a documenté les vécus et les corps des lesbiennes tout au long de sa vie, Barbara Hammer n’était pas un nom qui résonnait familièrement aux oreilles de beaucoup de lesbiennes en France. Pour trouver le matrimoine lesbien, il faut aller le chercher. « Notre quête des nôtres ressemble souvent à cela : un collage, un puzzle qu’on doit assembler, ré-assembler toujours, contre vents et silences misogynes, non-dits et marées d’hétéronormativité », résume très justement Clémence Allezard. D’où cette nécessité de nommer les choses, appeler un chat un chat et une lesbienne une lesbienne pour donner à voir, à entendre, à connaître. Pour soi-même et pour les autres.