« Le Pays lointain » de Jean-Luc Lagarce à l’Odéon : Les vivants, les morts et les amants
Dernière pièce de l'auteur de « Juste la fin du monde », mort du sida en 1995, « Le Pays lointain » est une œuvre-somme qui synthétise la partie la plus autobiographique de l’œuvre de Jean-Luc Lagarce et rend grâce à son travail si particulier.
L’ultime pièce de Jean-Luc Lagarce, mort du sida à 38 ans en 1995, année de création du Pays Lointain, est à l’affiche du Théâtre de l’Odéon à Paris, faisant écho, quelques semaines plus tard au spectacle de Christophe Honoré, Les Idoles, qui faisait figurer le dramaturge parmi les six figures convoquées de son Panthéon idéal. Une pièce-somme qui synthétise la partie la plus autobiographique de l’œuvre de Lagarce et rend grâce à son travail si particulier sur la langue sous la forme d’une catharsis générale qui mêle les deux familles, celle imposée et celle choisie, sur un terrain vague et crépusculaire. Abrupte et sublime.
Le retour de l’enfant prodigue, venant prévenir les siens de sa disparition imminente et faire le bilan de sa vie, de sa vie avec les autres, c’est le motif des dernières pièces écrites par Jean-Luc Lagarce. Pour celleux qui ont découvert, comme beaucoup, son théâtre grâce au film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, écrite cinq ans avant Le Pays Lointain, sa dernière pièce. Celle-ci est une forme de version longue, quatre heures avec entracte dans cette version, et enrichie, une variation XXL de Juste la fin du monde.
Un style proche du nouveau roman
Dans les années 90, personne n’a rien compris à Juste la fin du monde, Lagarce n’a presque pas connu le succès de son vivant, il avait du mal à monter ses pièces et se résolvait à ne faire que les écrire dans son style si particulier, très exigeant. Un style proche du nouveau roman, une façon d’écrire du théâtre comme un livre qu’on lirait à voix haute, imprimant ses figures de style sur chacun de ses personnages. Avec la répétition-variation, la langue qui se questionne, via la figure de l’épanorthose, une façon de revenir sur ce qu’on a dit précédemment pour y apporter des nuances, des précisions, une contradiction. C’est une tentation de maîtrise totale du discours qui se joue, pour, finalement, éviter de dire. Le texte joue avec les sens, il devient entêtant, se répète comme un mantra, le refrain d’une chanson.
Aujourd’hui Jean-Luc Lagarce est devenu une référence, l’un des auteurs français les plus joués dans le monde comme si sa mort avait validé la puissance prophétique de son œuvre, la justesse de son regard sur les rapports entre les êtres, leur construction, leurs évolutions, leurs contradictions.
Comme le décrit le personnage baptisé Longue Date, l’ami de toujours, Le Pays Lointain, c’est l’ « Histoire d’un jeune homme qui décide de revenir sur ses traces‚ revoir sa famille‚ son monde‚ à l’heure de mourir. Histoire de ce voyage et de ceux-là‚ perdus de vue‚ qu’il rencontre et retrouve ». Ce sont ici des mondes parallèles qui se rencontrent et cherchent leurs marques lors du prologue autour de Louis, notre héros. Tous se distribuent les rôles, à voix haute, rompant avec les codes du théâtre classique, s’adressant au public, de face avec aplomb. Le décor ? Un bout de trottoir sous un ciel orageux, sombre et menaçant, une cabine téléphonique, une voiture abandonnée, lestée de ses roues remplacées par des parpaings, posée là, en travers de 3 places de parking. Derrière, une palissade, promesse d’une ouverture sur un ailleurs.
Ambiance de troupe joyeuse
L’ambiance de troupe est joyeuse, musicale, décontractée et le mouvement incessant. Font face au public la famille « imposée », naturelle : la mère, le frère Antoine et sa femme Catherine, la jeune sœur Suzanne. Et la famille choisie, celle des amis, des amants : Longue Date donc, l’ami d’enfance, le confident, son amie Hélène, la bonne copine. Mais il y aussi les morts, ceux qui ne sont plus, ceux qui sont déjà morts et vont pieds nus : le père, l’amant parti trop tôt, figure de l’éternel éphèbe fauché par l’hécatombe un peu avant Louis. Et ceux qui sont tous les autres : un garçon, tous les garçons, et le guerrier, tous les guerriers, figures d’ensemble représentant les deux profils d’amants rencontrés par Louis au cours de sa vie. D’un côté, les prédateurs, les chasseurs, et de l’autre, ceux qui auraient pu être des amoureux. Énumérations des silhouettes plus ou moins incarnées passées dans sa vie, monologues déchirants et drôles, tensions familiales permanentes, l’ensemble de la troupe est au diapason de Loïc Corbery (Louis), à la fois froissé comme son imper informe, sec, marquant sans cesse son recul ironique, séduisant, égocentrique et bouleversant.
La pièce est longue et le texte exigeant, il faut parfois s’accrocher quand la parole frôle la logorrhée mais l’épreuve est nécessaire. Le Pays lointain joue avec les nerfs (ce gong incessant marquant parfois artificiellement tout changement de paradigme), la patience du spectateur pour le dompter subrepticement, le manipuler à coup de feux et de contre-feux, et lui permettre, finalement, d’atteindre des sensations inédites. Un mélange d’émotion, d’épuisement et de plénitude. Un moment rare.
Le Pays Lointain
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger
Distribution : Loïc Corbery (de la Comédie-Française), Louis Berthélemy, Audrey Bonnet, François Nambot, Stanley Weber, Vincent Dissez, Aymeline Alix,…
Jusqu’au 7 avril au Théâtre de l’Odéon
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