« High Life », un vaisseau très spécial à la conquête de l'espèce
Claire Denis réunit Robert Pattinson et Juliette Binoche dans un film mental qui explore les tabous et qui est, à ce jour, son œuvre la plus forte et la plus folle. « High Life » diffuse ses questionnements sur les relations femmes-hommes, le désir ou la procréation médicalement assistée dans un huis-clos spatial.
Un homme seul et un bébé dans un vaisseau spatial très spécial. Point d’ancrage temporel, la toute petite fille fait ses premiers pas et le film va se déployer, se construire (l’avant, l’après) à partir de ce moment de la vie de Monte (Robert Pattinson). Dès cette longue séquence inaugurale, High Life abat sa carte majeure : son pouvoir de fascination. Cet univers hors du monde et hors du temps ouvre un champ des possibles infini et qui plonge irrémédiablement dans un tourment de réflexion. Une dizaine de condamné.e.s à mort ont choisi la commutation de leur peine : ils et elles ne seront pas exécutées mais deviennent prisonnières volontaires de cet engin – dirigé informatiquement par des entités inconnues et mystérieuses – et qui avance vers un trou noir dans ce système loin de celui dit solaire. Ils et elles sont toutes différentes et leurs connexions prennent des formes mouvantes. Il est question avant tout de fluides, de sang et de sperme comme celui des hommes de ce couloir de la mort rectangulaire et mouvant que récolte, jour après jour, la docteure du vaisseau, Dibs (Juliette Binoche). Cette communauté de destins, micro-société de parias qui nous est donnée à observer, pointe tous les malaises et toutes les dérives de la société d’aujourd’hui.
Rien n’est abstrait dans la réflexion qu’induit le film, tout est matérialisé par les corps, les regards, les mots et les frictions, voire la violence irrémédiable, entre les êtres
Une « fuck box » surréaliste
Sans grandiloquence, sans effet visible, sans artifice, Claire Denis se glisse avec finesse dans l’interstice imaginaire qui séparerait le 2001, L’Odysée de l’espace de Stanley Kubrick du Solaris d’Andreï Tarkovski : l’espace comme lieu de questionnement philosophique ou prophétique, point de symbiose des corps et des machines, révélateur des enjeux éthiques et de la confrontation des désirs. Rien n’est abstrait dans la réflexion qu’induit le film, tout est matérialisé par les corps, les regards, les mots et les frictions, voire la violence irrémédiable, entre les êtres. Que ce soient les séquences dans le potager-jardin d’hiver qu’entretiennent les passagers de ce vaisseau n°7 ou la scène de viol-vol de sperme, tout concorde pour permettre d’effectuer une mise à plat quasi morale des fondements de nos sociétés et des bouleversements souhaités, fantasmés ou craints.
Pattinson et Binoche, qui s’étaient déjà croisés à l’arrière d’une limousine dans le Cosmopolis de David Cronenberg, sont époustouflants de conviction et de retenue. Lui semble impassible dans l’acceptation de son destin, quelque soit le prix à payer, la solitude, l’isolement. Sa paternité opère comme un révélateur de sa grandeur morale. Elle parait en contrôle, agissant comme une donneuse d’ordre par le pouvoir que lui confère le savoir et son statut de scientifique mais elle est esclave de ses désirs qu’elle assouvit sans retenue dans une « fuck box » surréaliste conçue à cet effet.
Tabou(s)
Le premier mot que Monte apprend à sa fille, c’est « tabou » et tout le programme de High Life est là. Le film dresse un état des lieux de la condition humaine qui n’évite jamais sa complexité et qui abolit la frontière entre pudeur et impudeur : la violence, le désir (incontrôlable ou domesticable ?), la manipulation (mentale, génétique), les luttes de pouvoir et les fluides, et même la possibilité de l’inceste. Claire Denis n’est pas novice quand il s’agit de bousculer l’ordre établi, les tabous sont le moteur essentiel de l’œuvre de celle qui a été la première assistante de Robert Enrico, de Jacques Rivette ou encore de Wim Wenders sur les deux films cultes que sont Paris, Texas et Les Ailes du désir. Claire Denis, qui a grandi en Afrique subsaharienne, se penche sur les tensions sociales liées au colonialisme au Cameroun et sur les troubles du désir enfantin dès Chocolat, son premier film en 1988. Suivra S’en fout la mort qui mêle combats de coqs, relations inter-ethniques et instinct de mort, avant que Claire Denis n’explore à nouveau les rapports colons-colonisés dans White Material en 2010 avec Isabelle Huppert. Et le désir, aussi protéiforme soit-il plane sur toute son œuvre : Beau travail en 1999 est une exploration de la masculinité et des relations entre hommes dans une base de l’armée française à Djibouti, J’ai pas sommeil (1994) s’inspire de la vie du serial killer gay parisien Thierry Paulin, le « tueur de vieilles dames ».
Science et fiction
Le désir est cannibale dans Trouble every day (2001) avec Béatrice Dalle et Nicolas Duvauchelle, inopiné dans Vendredi soir (2002), celui de l’émancipation dans 35 rhums (2009) ou encore le sujet d’une véritable exploration par une femme d’aujourd’hui (Juliette Binoche déjà) dans son film précédent co-écrit avec Christine Angot, Un beau soleil intérieur (2017). Claire Denis dit de High Life que c’est un film de science et de fiction, pas un film de science-fiction. Ajoutons que c’est un film dingue et puissant qui fait vibrer la corde sensible, résonner avec force les débats éthiques et qui ouvre à la fois l’esprit et l’intellect. L’écrivain Milan Kundera avait déclaré lors d’un entretien en 1984 avec Antoine de Gaudemar pour le magazine Lire que « le romancier apprend à ses lecteurs à comprendre le monde comme une question », c’est exactement ce que fait Claire Denis avec High Life. Un film de questionnements sur l’espèce humaine, sa finitude et sa composante d’animalité, sur la sexualité, le désir, le plaisir, la procréation et l’espoir. Un film sur la vie qui, elle aussi, est faite de science et de fiction.
High Life
Réalisation : Claire Denis
Drame – France/Allemagne/Royaume-Uni/Pologne – 1h51
Distribution : Robert Pattinson, Juliette Binoche, André Benjamin, Mia Goth
En salles le 7 novembre
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